L'Hôtel de La Mole

Chapitre XXXIV

L'Hôtel de La Mole

Après son départ de Verrières, Julien part au séminaire de Besançon avant de « monter » à Paris où il devient secrétaire du marquis de La Mole, un grand personnage proche de la cour. Admis dans son salon et dans le cercle de leurs intimes, il observe les mœurs et la morgue de la noblesse d’Ancien Régime, pour qui la naissance se substitue au mérite.

Si tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l’hôtel de La Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa à son mari de l’envoyer en mission les jours où l’on avait à dîner certains personnages.
— J’ai envie de pousser l’expérience jusqu’au bout, répondit le marquis. L’abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l’amour-propre des gens que nous admettons auprès de nous. On ne s’appuie que sur ce qui résiste, etc. Celui-ci n’est inconvenant que par sa figure inconnue, c’est du reste un sourd-muet.
Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.
Il plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du marquis. C’étaient de pauvres hères, plus ou moins plats ; mais il faut le dire à la louange de cette classe d’hommes, telle qu’on la trouve aujourd’hui dans les salons de l’aristocratie, ils n’étaient pas plats également pour tous. Tel d’entre eux se fût laissé malmener par le marquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de La Mole.
Il y avait trop de fierté et trop d’ennui au fond du caractère des maîtres de la maison ; ils étaient trop accoutumés à outrager, pour se désennuyer, pour qu’ils pussent espérer de vrais amis. Mais, excepté les jours de pluie et dans les moments d’ennui féroce, qui étaient rares, on les trouvait toujours d’une politesse parfaite.
Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent déserté l’hôtel de La Mole, la marquise eût été exposée à de grands moments de solitude ; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse : c’est l’emblème de la disgrâce.
Le marquis était parfait pour sa femme ; il veillait à ce que son salon fût suffisamment garni ; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y être admis comme subalternes.
Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l’entretien des maisons bourgeoises n’est abordée dans celles de la classe du marquis, que dans les instants de détresse.
Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l’empire de la nécessité de s’amuser, que même les jours de dîners, à peine le marquis avait-il quitté le salon, que tout le monde s’enfuyait. Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu’on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu surtout qu’on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.
Il n’y a pas de cent mille écus de rentes, ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l’envie d’être agréable, l’ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps qu’il faisait.
Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l’émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente ; quatre tenaient pour la Quotidienne, et trois pour la Gazette de France. L’un d’eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote du Château où le mot admirable n’était pas épargné. Julien remarqua qu’il avait cinq croix, les autres n’en avaient en général que trois.
En revanche, on voyait dans l’antichambre dix laquais en livrée ; et toute la soirée, on avait des glaces ou du thé tous les quarts d’heure ; et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne.
C’était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu’à la fin ; du reste, il ne comprenait presque pas que l’on pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu’ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par cœur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.
Julien n’était pas le seul à s’apercevoir de l’asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces ; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirée : Je sors de l’hôtel de La Mole, où j’ai su que la Russie, etc.
Julien apprit, d’un des complaisants, qu’il n’y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années, en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet depuis la Restauration.
Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs ; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent plus de rien. Rarement le manque d’égards était direct, mais Julien avait déjà surpris à table, deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n’était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l’expression du sérieux profond mêlé de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

 
Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir, 1830
>Texte intégral : Paris, Le Divan, 1927