Deux modèles concurrents

 

Au début de son texte, Stendhal prend le lecteur à partie, et tente de lui faire sentir qu’on ne peut en rester au modèle classique : Racine et Shakespeare apparaissent d’emblée comme deux modèles concurrents, dont la confrontation permet de souligner la nécessité de composer en prenant en compte les évolutions historiques de son époque.

Je m'adresse sans crainte à cette jeunesse égarée qui a cru faire du patriotisme et de l'honneur national en sifflant Shakspeare, parce qu'il fut Anglais. Comme je suis rempli d'estime pour des jeunes gens laborieux, l'espoir de la France, je leur parierai le langage sévère de la vérité. 
Toute la dispute entre Racine et Shakspeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du dix-neuvième siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d'autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs, épiques qui nous font courir à la cinquantième représentation du Paria ou de Régulus
Je dis que l'observation des deux unités de lieu et de lemps est une habitude française, habitude profondément enracinée, habitude dont nous nous déferons difficilement parce que Paris est le salon de l'Europe et lui donne le ton mais je dis que ces unités ne sont nullement nécessaires à produire l'émotion profonde et le véritable effet dramatique.
Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais ? 

Stendhal, Racine et Shakspeare, 1825
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