Sur le procès de Nicolas Fouquet

Paris, 3 avril 1680

Nicolas Fouquet (1615-1680)

À Paris, mercredi 3 avril 1680.
Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée : je n'ai jamais vu perdre tant d'amis ; cela donne de la tristesse de voir tant de morts autour de soi : mais ce qui n'est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c'est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités ; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si doux est passé, et ce n'était pas une guérison. Vous dites vous-même qu'une flamme mal éteinte est facile à rallumer. Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient bien être employés présentement. M. de Grignan n'aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion ? Et n'est-il point en peine de l'état où vous êtes ? J'ai vu le petit Baumont, vous pouvez penser si je l’ai questionné ; quand je songeais qu'il n'y avait que huit jours qu'il vous avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les autres : il dit que vous n'étiez pas si bien quand il est parti que vous étiez cet hiver. Il m'a parlé de vos soupers, qu'il trouvait très bons ; de vos divertissements, de l'honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez : il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis ; jamais je n'eusse fini la conversation la première ; mais il voulait aller à Saint-Germain, car il m'a vue avant le roi son maître. Son grand-père a eu la charge qu'a eue le maréchal de Bellefonds : il était très-intime ami de mon père, et au lieu de chercher des parents, comme on a coutume de le faire, mon père le prit, sans autre mystère, pour nommer sa fille, de sorte que c'était mon parrain. J'ai extrêmement connu cette famille ; je trouve le petit-fils fort joli, mais fort joli ; c'est un petit libertin qui dirait comme le loupa. Je n'ai parlé de cette affaire qu'à ceux à qui mon fils en a parlé lui - même, pour tâcher de trouver des marchands.
Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l'agitation de vos adieux ; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles ; autre mouvement ; et je vois le voyage jusqu'à Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir dans l'état où vous êtes : ah ! Ce n'est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu'on se représente toutes ces choses. Vous m'avez envoyé une relation d'Enfossy qui vaut mieux que toutes les miennes ; je ne m'étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve d'aussi jolies Bohémiennes ; il n'y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. Je vous trouve si pleine de réflexions, si stoïcienne, si méprisant les choses de ce monde, et la vie même, que vous ne pouvez rien approuver dans cette humeur. Si je joignais mes réflexions aux vôtres, ce serait peut-être une double tristesse ; mais ce qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l'amitié de M. de Grignan, ce serait de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au mois d'octobre. Vous n'avez point d'autre lieu pour passer l'hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement ; les choses prématurées perdent leur force et donnent du dégoût.
Il n'est plus question d'aucun grand voyage ; on ne parle que de Fontainebleau. Vous aurez très assurément M. de Vendôme cette année. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable ; j'y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été, et qu'il n'en soit plus question. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n'est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires : je m'abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l'excès de mon inquiétude, vous qui savez avec quelle impatience je souffre le retardement de deux heures des courrier ; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d'étendue à mes craintes : il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser ; car rien ne se fait que dans cette vue ; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là : c'est ma destinée ; et les peines qui sont attachées à la tendresse que j'ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d'un attachement qui ne devrait être que pour lui.
Mon fils vient d'arriver de Douai, où il commandait à son tour la gendarmerie pendant le mois de mars. M. de Pomponne a passé le jour ici, il vous aime, et vous honore, et vous estime parfaitement. Ma résidence pour vous auprès de madame de Vins, me fait être assez souvent avec elle, et, en vérité, on ne peut être mieux. La pauvre madame de La Fayette ne sait plus que faire d'elle-même ; la perte de M. de La Rochefoucauld fait un si terrible vide dans sa vie, qu'elle en comprend mieux le prix d'un si agréable commerce : tout le monde se consolera, hormis elle, parce qu'elle n'a plus d'occupation, et que tous les autres reprennent leur place. Mademoiselle de Scuderi est très affligée de la mort de M. Fouquet ; enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver : il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir. Je m'attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la dauphine, dont la cour est telle que vous l'imaginez ; vos pensées sont très-justes : le roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma très-chère et très-aimable : je suis plus à vous mille fois que je ne puis vous le dire.
 
Les lettres qui qui concernent l’affaire de Fouquet, ont été adressées au marquis de Pomponne, devenu ensuite ministre des affaires étrangères.
 
Aujourd’hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette ; il s’est assis sans façon, comme l’autre fois. M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main : il a répondu qu’il avait déjà dit les raisons qui l’empêchaient de prêter le serment. Là-dessus M. le chancelier s’est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre ; que le roi l’avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.
M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.
M. le chancelier a interrompu : Comment ! Vous dites donc que le roi abuse de sa puissance ? M. Fouquet a répondu : C’est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi : ce n’est point ma pensée, et j’admire qu’en l’état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais, monsieur, vous savez bien vous-même qu’on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste ; le lendemain vous-le cassez : vous voyez qu’on peut changer d’avis et d’opinion.
Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j’y suis ; mais je n’y suis pas par ma volonté, on m’y mène ; il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c’est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main : peut-être pouvait-on bien me l’épargner, après les services que j’ai rendus et les charges que j’ai eu l’honneur d’exercer.
Après cela M. le chancelier a continué l’interrogatoire de la pension des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement ; je voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.
Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri ; et comme ceux qui ont donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on prétend faire le procès à Gadagne ; il y a des gens qui en veulent à sa tête : tout le public est persuadé pourtant qu’il ne pouvait pas faire autrement. On parle fort ici de M. d’Aleth, qui a excommunié les officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre père, comme cela le réunira avec le P. Annat. Adieu, je sens l’envie de causer qui me prend ; je ne veux pas m’y abandonner : il faut que le style des relations soit court.
 
De Madame de Sévigné à monsieur de Pomponne.

Le jeudi 20 novembre 1664.
M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d’or ; il a très-bien répondu. Plusieurs juges l’ont salué ; M. le chancelier en a fait reproche, et a dit que ce n’était point la coutume, étant conseiller breton : ‘C’est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Fouquet.’ En repassant par l’Arsenal, à pied pour se promener, M. Fouquet a demandé quels ouvriers il voyait : on lui a dit que c’étaient des gens qui travaillaient à un bassin de fontaine ; il y est allé, et a dit son avis, et puis s’est retourné en riant vers d’Artagnan, et lui a dit : « N’admirez-vous point de quoi je me mêle ? Mais c’est que j’ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là. » Ceux qui aiment M. Fouquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre ; les autres disent que c’est une affectation : voilà le monde. Madame Fouquet, sa mère, a donné un emplâtre à la reine, qui l’a guérie de ses convulsions, qui étaient, à proprement parler, des vapeurs.
La plupart, suivant leurs désirs, se vont imaginant que la reine prendra cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier ; mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n’en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c’est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c’est une sainte que madame Fouquet, et qu’elle peut faire des miracles.
Aujourd’hui 21, on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres : il s’est impatienté sur certaines objections qu’on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l’a un peu trop témoigné, et a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n’est pas bonne ; mais, en vérité, la patience échappe : il me semble que je ferais tout comme lui.
Samedi au soir....
M. Fouquet est entré ce matin à la chambre ; on l’a interrogé sur les octrois ; il a été très mal attaqué, et s’est très-bien défendu. Ce n’est pas, entre nous, que ce ne soit un endroit des plus glissants de son affaire. Je ne sais quel bon ange l’a averti qu’il avait été trop fier ; il s’en est corrigé aujourd’hui, comme on s’est corrigé de le saluer. On ne rentrera que mercredi à la chambre ; je ne vous écrirai aussi que ce jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre de la peine que je prends à vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai que c’est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et que vous vous trouvez fatigué d’y faire réponse ; mais sur cela je vous promets encore de faire mes lettres plus courtes, si je puis ; et je vous quitte de la peine de me répondre, quoique j’aime encore vos lettres. Après ces déclarations, je ne pense pas que vous espériez d’empêcher le cours de mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j’en ai beaucoup. Il se présente si peu d’occasions de témoigner son estime et son amitié, qu’il ne faut pas les perdre quand elles viennent s’offrir. Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre voisinage. La reine est bien mieux. 

 

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
> Texte intégral : Paris, L. Hachette, 1862