Piqué de ma raillerie, il s'évertue et gagne
Livre II
Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s'avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvoit être bon à quelque chose, et, voyant qu'il avait aussi deux jambes, il commença de s'essayer en secret. Je me gardai d'en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m'importuner pour avoir le gâteau restant. Je le refuse ; il s'obstine, et d'un air dépité il me dit à la fin : Hé bien ! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon ! lui dis-je en riant, est-ce qu'un chevalier sait courir ? Vous gagnerez plus d'appétit, et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il s'évertue, et remporte le prix d'autant plus aisément, que j'avais fait la lice très courte et pris soin d'écarter le meilleur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il étoit presque sûr de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n'avais pas songé. Quand il remportoit rarement le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents ; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint généreux, et partageait souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une observation morale, et j'appris par là quel était le vrai principe de la générosité.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857