Émile et le vicaire savoyard

Livre IV

Émile et le vicaire savoyard

Rousseau décrit tout d’abord une « éducation négative », qui prépare à l’acquisition des connaissances et à la raison « par l’exercice des sens ». Puis, constatant la naissance des passions à l’adolescence, il expose une « éducation positive », dont l’objectif est de fixer ces passions sur les meilleurs objets avant d’entrer dans la société.
 
« On était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnait le paysage ; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont l’œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là qu’après avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, l’homme de paix me parla ainsi :

Profession de foi du vicaire savoyard

Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours ; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi ; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime : quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter ; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi ?
Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre ; mais on crut plus beau que j’apprisse à gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.

 

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857