Le tournant « artiste » de la littératurepar Aude Jeannerod

Paysagistes au travail

Au XIXe siècle a lieu un tournant dans les rapports entre littérature et peinture : alors que depuis l’Antiquité, leur relation était vécue sur le mode du paragone, c’est-à-dire de la comparaison et de la compétition, la période moderne voit naître les correspondances, ou l’idée que toutes les formes artistiques sont divers modes d’expression d’un seul et même idéal : l’Art. L’on passe ainsi d’une rivalité à une solidarité entre littérature et peinture.
 
L’artiste, ce héros
Tout d’abord, la littérature prend l’art et l’artiste pour objets : nombreuses sont les fictions ayant pour personnage principal un peintre, un sculpteur ou un graveur, et pour fil conducteur le récit de sa carrière. À cette époque se forgent les stéréotypes de l’artiste romantique, idéaliste et marginal, en lutte avec la société. Dans les Scènes de la vie de bohème, Henry Mürger montre comment l’artiste incarne le rejet des valeurs bourgeoises que sont le travail, l’argent et la famille. C’est un être excessif, passionné, qui vit pour son art, qui lui voue un véritable culte, au détriment de sa vie amoureuse et sociale, comme le compositeur Kreisler chez Hoffmann ou le peintre Frenhofer chez Balzac. Le romantisme opère en effet une sacralisation de l’Art, qui devient un idéal, capable de concurrencer l’amour ou la religion.
Dans la deuxième moitié du siècle, les récits réalistes et naturalistes dressent un tableau encore plus sombre de l’artiste, véritable martyr de l’art, en proie à la misère et à l’insuccès : Chien-Caillou de Champfleury, Manette Salomon des Goncourt, L’Œuvre de Zola racontent tous la carrière vouée à l’échec d’un artiste raté. Ce triste constat se fonde sur l’observation de la réalité ; aussi a-t-on pu reconnaître certains artistes sous le masque de personnages fictifs : Paul Cézanne aurait inspiré le roman de Zola, Rodolphe Bresdin la nouvelle de Champfleury.
Enfin, le XIXe siècle voit la création des musées nationaux, mais également la constitution de collections particulières. La littérature s’en fait l’écho, à travers la figure de l’esthète, qui incarne une autre forme d’artiste, sans œuvre : en effet, le collectionneur amateur, qui constitue son cabinet de curiosités, est un dandy, qui fait de sa vie une œuvre d’art. Chez Balzac, le désintéressement artiste et le sentiment esthétique de Pons s’opposent à la rapacité de sa famille, qui veut s’accaparer sa collection pour sa valeur marchande ; de même, chez Huysmans, Des Esseintes est en rupture avec le monde bourgeois par son mode de vie qui recherche le beau et non l’utile.
 
Le double de l’écrivain
Dans ces nouvelles et ces romans, les écrivains s’identifient à l’artiste qu’ils mettent en scène, qu’il soit peintre, sculpteur ou musicien. Ceux qui racontent l’échec de leur personnage semblent ainsi vouloir conjurer le mauvais sort. Une équivalence est posée entre les différents modes de création : les frères Goncourt revendiquent une écriture artiste, c’est-à-dire qu’ils se considèrent comme des peintres qui utilisent le langage, tout comme les poètes parnassiens disent sculpter leurs poèmes avec des mots.
En effet, les poètes exploitent également les rapports entre littérature et peinture, pratiquant la transposition d’art, c’est-à-dire la traduction écrite d’un art visuel. Ainsi, Aloysius Bertrand donne à Gaspard de la nuit le sous-titre « Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot », Baudelaire intitule « Tableaux parisiens » une section des Fleurs du mal, et Verlaine nomme « Eaux-fortes » une partie de son recueil Poèmes saturniens.
 
En savoir plus :
> E. T. A. Hoffmann, Les Souffrances musicales du maître de chapelle Jean Kreisler, 1810
> Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, 1832
> Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, 1842
> Jules Champfleury, Chien-Caillou, fantaisies d’hiver, 1847
> Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, 1847
> Henry Mürger, Scènes de la vie de bohème, 1851
> Théophile Gautier, Émaux et camées, 1852
> Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857
> Paul Verlaine, Poèmes saturniens, 1866
> Jules et Edmond de Goncourt, Manette Salomon, 1867
> Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884
> Émile Zola, L’Œuvre, 1886