Littératures urbainespar Isabelle Hautbout

Le diable à Paris

Au XIXe siècle, Londres connaît un développement incroyable qui en fait une capitale emblématique de la modernité industrielle capitaliste, attirant de nombreux observateurs. De même, sous l’effet de la révolution industrielle, la population de Paris double de 1801 à 1851. Cette révolution urbaine, avec son lot de déplacements, de misère et de bouleversements saisissants, s’accompagne d’une révolution littéraire. En effet, se publient alors quantité de reportages, de témoignages et de guides tentant de rendre compte de la métropole et de sa vie matérielle. S’emparant également de la ville, le roman et la poésie prennent le relais du théâtre pour ajouter une nouvelle dimension à la conscience de la ville en dépassant le registre de la satire.
 
Tableaux, panoramas, guides…
L'attention moderne pour la grande ville commence dès le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (1783-1788), qui trouve de nombreux continuateurs au XIXe siècle. Maints écrivains reconnus participent à des ouvrages collectifs richement illustrés par des graveurs célèbres, comme le nouveau tableau de Paris auquel contribuent Balzac et Dumas en 1844, avant le Tableau de Paris d’Edmond Texier un peu moins de dix ans plus tard.
Dans la même veine, la littérature panoramique – ainsi nommée a posteriori en référence aux spectacles alors très prisés des panoramas – fait également de la ville son sujet privilégié, comme en témoignent de nombreux titres tels que Paris ou le Livre des Cent-et-Un (publié entre 1831-1834 pour sauver le libraire Ladvocat de la banqueroute) ou Le Diable à Paris (1853). Là encore, une réunion d’artistes met la métropole en mots et en images, croisant description et narration, spectacularisation et étude de mœurs, regard critique et célébratif. Les lecteurs collectionnent avec plaisir ces petites publications au point d’en faire un phénomène éditorial majeur de la monarchie de Juillet.
Dans cet ensemble, les physiologies offrent encore une variante à succès en proposant des parcours dynamiques dans la ville, en particulier dans ses lieux de loisirs, ainsi que dans la Physiologie des Champs-Élysées publiée ne 1842. À travers des saynètes dynamiques, elles tendent à la ville un miroir déformant, sous l’influence de la caricature.
Toujours dans le sillage du panorama, le guide se voudra en revanche plus pragmatique, qu’il s’adresse aux étrangers ou aux provinciaux, sans s’interdire des prétentions littéraires, en particulier dans le Paris-Guide des principaux écrivains et artistes de la France, introduit par Victor Hugo en 1867.
 
Poétiques urbaines
Le discours sur la ville a aussi un versant poétique et imaginaire, bien sensible sous la monarchie de Juillet. La continuité avec les genres urbains est notable dans la poésie de Baudelaire, grand promeneur parisien qui invente le poème en prose pour traduire la beauté et l'héroïsme de la vie moderne. Mais c’est sans doute le genre du roman qui se prête le mieux à la peinture de métropoles foisonnantes. Balzac, auteur de physiologie, inscrit précisément le destin des personnages de la Comédie humaine dans l'histoire et la géographie parisiennes – et provinciales – plaçant au premier plan de chaque volume un aspect inexploré de la mosaïque urbaine.
Cette exploration de mondes inconnus est au cœur de la vogue extraordinaire qu’inaugure Eugène Sue en 1842 avec le roman feuilleton des Mystères de Paris, palpitant guide d’initiation à la vie urbaine moderne à travers les aventures d’un justicier montrant l’exemple d’une assistance portée aux pauvres jugés les plus méritants. Immédiatement, le roman fait l’objet d’innombrables éditions, traductions, adaptations théâtrales et produits dérivés. Le genre qu’il fonde – celui des mystères urbains – traite du développement de la grande ville, joue sur la peur du crime et interroge les identités collectives à travers de multiples péripéties qui fonctionnent comme autant de révélations, non sans rappeler la topique du roman gothique (souterrains, manoirs lugubres, tempêtes). Il impose un nouveau point de vue, par en bas, en faisant la part belle aux égouts et aux catacombes, conjointement à une nouvelle esthétique, mobilisant le lyrique et l’épique au service d’une écriture avant tout impressionnante. Le renouvellement idéologique est plus complexe mais ces romans font aussi évoluer le regard sur la ville. Le conservatisme pessimiste ne disparaît pas mais côtoie les discours socialistes. Sue glisse en quelque sorte de l’un à l’autre suite à un abondant courrier des lecteurs qui enrichit son œuvre d’une ambiguïté toujours discutée.
À la fin du siècle, l’écho formidable de son roman retentira jusqu’en Chine, après avoir suscité une foule incroyable de déclinaisons : mystères de Londres, de Bruxelles, de Berlin, de Venise, de Rome, de Lisbonne, de Madrid, de Mexico, de New-York, de Montréal… Les Mystères ne sont du reste pas les seuls à susciter d’innombrables avatars ; dans leur sillage, The Wild Boys of London donnent aussi naissance aux Wild Boys of Paris à partir de 1866, tandis que Les Catacombes de Paris d’Elie Berthet font d’autres émules. Dans les années suivant la révolution de 1848, le mystère urbain ne continue cependant pas de prospérer sans se transformer, et tend à se dépolitiser dans des variantes historiques ou intimistes.
 
Journalisme et romanesque
La fiction se distingue alors de l’enquête journalistique avec laquelle elle a un temps entretenu une proximité intéressante. Sorte de mise en roman de la littérature panoramique, les mystères urbains ont en effet prétendu révéler à leurs lecteurs des aspects inconnus du monde contemporain, selon la même ambition que leur support privilégié, le journal, dont ils partagent aussi la dimension discursive d’une voix qui apostrophe le public sur les problèmes sociaux de l’époque, tandis que plusieurs écrits journalistiques ou encyclopédiques sur la ville, en particulier outre-Manche, prennent les titres de Romance ou Mysteries.
 
 
Principales œuvres
> Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, 1781
> Ladvocat, Paris ou le Livre des Cent-et-Un, 1831-1834
> Léon Guillemin, Physiologie des quartiers de Paris, illustration de Henri Émy, 1841
> Physiologie des Champs-Élysées par une ombre, illustration par Porret, 1842
> Eugène Sue, Mystères de Paris, 1844
> Sir Francis Trolopp et Paul Féval, Mystères de Londres, 1847
> Paul de Kock, Balzac, Dumas etc., La grande ville : nouveau tableau de Paris, comique, critique et philosophique, illustrations de Gavarni, Victor Adam, Daumier, etc., 1844
> Félix Deriège, Les mystères de Rome, 1847
> Edmond Texier, Tableau de Paris, 1852-3
> George Sand, P.-J. Stahl (Hetzel), Balzac, etc., Le Diable à Paris, Paris et les parisiens..., illustrations par Gavarni, Bertall, etc., 1853 
> Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, 1856
> Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1855-1869
Victor Hugo (introd.), Paris-Guide, 1867
> Solon Robinson, Mystères de New-York, illustrations par Janet-Lange, 1848