L'esprit fin de siècle par Julien Schuh
« Fin-de-siècle », ces mots sonnent comme une malédiction. Les hommes de la fin du XIXe siècle ont l’impression d’être arrivés trop tard, alors que tout était déjà dit, comme le susurre Mallarmé : « j’ai lu tous les livres »… Des Esseintes, le personnage mis en scène par Huysmans dans À Rebours, s’enferme dans une demeure somptueuse qu’il remplit de fleurs rares, de parfums exotiques, d’éditions précieuses des poètes de la décadence latine ; il symbolise le repli sur soi des élites, en une époque où l’action paraît inutile.
L’épuisement des forces vives de la société
La civilisation européenne semble parvenue à un point d’extrême complexification, signe d’une disparition prochaine. Les termes qui signifient la déchéance de l’Occident sont sur toutes les lèvres, s’étalent sur les couvertures des livres : Max Nordau, un sociologue hongrois, publie une théorie de l’épuisement des forces vives de la société qu’il nomme Dégénérescence, un ouvrage traduit à travers toute l’Europe. Le sentiment domine d’un effritement des fondements de la culture européenne, disparaissant sous la pression des forces mises en branle par la Révolution française, l’industrialisation et l’urbanisation à outrance : dans un monde plongé dans un mouvement permanent, destitué de ses valeurs, les esprits et les corps seraient voués à la décrépitude, qui se manifeste en art par les obscurités du Symbolisme, en religion par le retour du mysticisme, en médecine par la multiplication des cas d’hystérie, versant maladif d’un malaise social. Les anciennes monarchies, héritières de l’empire romain, disparaissent avec les derniers rejetons des dynasties historiques : Catulle Mendès dans Gog, Joséphin Péladan dans l’un des volumes de La Décadence latine, transposent la mort, en 1883, du comte de Chambord, dernier des Bourbons, qui s’éteint sans descendance. L’espoir d’une restauration s’épuise, et certains voient avec terreur l’installation de la démocratie, considérée comme le règne de la médiocrité.
L’abandon des formes traditionnelles
La fin de l’ordre ancien se traduit dans les œuvres littéraires et artistiques par l’abandon des formes traditionnelles ; on valorise l’hybridité, le désordre, on se complait dans le fragment en une époque incapable de penser les totalités. Paul Bourget critique cette désagrégation des formes dans sa « Théorie de la décadence » : « Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. » « Décadence », « décadentisme », les nouvelles générations d’écrivains se saisissent de l’insulte que leur adresse la critique pour en faire un drapeau, avec la bienveillance de Verlaine qui se flatte d’appartenir à une époque barbare.
Un écrivain comme Jean Lorrain, vêtu, en dandy, de soies exubérantes rappelant les couleurs des fleurs rares et des chairs putréfiées qu’il aime combiner dans ses contes délétères, incarne bien cet esprit qui trouve son bonheur dans le suranné, l’évanescent, ou le putride. Pour ces cerveaux modernes trop familiers des sensations démultipliées et des éclats de couleurs et de sons des grandes métropoles européennes, plus rien n’a de saveur, si ce n’est les complications les plus raffinées d’un art en fin de course ou, contraste extrême, la vulgarité sans fard de la prostitution ou de la mort. Les Fleurs du Mal, ses filles de joie et ses charognes, deviennent le bréviaire de cette époque. Félicien Rops, Odilon Redon, Jeanne Jacquemin, Aubrey Beardsley font grouiller leurs estampes de prophètes décapités, de fœtus déformés et d’obscénités blasphématoires. Cette mode donne lieu à un pastiche, Les Déliquescences d’Adoré Floupette, recueil de vers imitant cette passion pour tout ce qui se fane.
Le goût de la fête
Mais tout n’est pas noir en cette fin-de-siècle : à partir de 1894, l’Europe sort d’une longue crise économique, et ces accès d’humeur biliaire sont contrebalancés par un goût de la fête urbaine. Fin-de-Siècle, c’est le titre d’un journal qui n’a rien de pessimiste, comme le prouvent ses couvertures où des modèles féminins plus ou moins vêtus s’exposent dans les poses les plus folles des danses de l’époque. L’esprit dont il est question dans ce périodique est plutôt l’esprit gaulois, et les contes lestes qu’il présente au public, agrémentés d’illustrations impudiques, ne sont pas à mettre dans toutes les mains. L’esprit fin-de-siècle, c’est aussi l’excentricité des spectacles de cirque, où se pressent aussi bien le peuple que les artistes avides de sensations fortes comme Toulouse-Lautrec ou Alfred Jarry ; les revues de fin d’année, qui mettent en scène dans les cabarets les événements marquants de la vie publique sous une forme burlesque ; la libération des corps par la vitesse de la bicyclette, passion de l’époque, ou l’effacement progressif des corsets ; en un mot, la modernité. La fin d’un cycle est aussi la promesse d’une renaissance.
En savoir plus :
> Nordau, Max, Dégénérescence, Alcan, 1894
> Bourget, Paul, Essais de psychologie contemporaine (1883), t. I, Plon, 1920
> Péladan, Joséphin, La décadence latine : Typhonia ; Le dernier Bourbon ; Finis Latinorum, 1892-1899
> Floupette, Adoré, Les Déliquescences : poèmes décadents, Lion Vanné, 1885
> Huysmans, Joris-Karl, À Rebours, Charpentier, 1884
> Lorrain, Jean, Sonyeuse, Charpentier, 1891
> Félicien Champsaur, Lulu, roman clownesque, Fasquelle, 1900