La Décadencepar Aude Jeannerod

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Contre le progrès
Plutôt qu’un mouvement littéraire constitué, la Décadence est un état d’esprit qui s’empare des jeunes générations à la fin du XIXe siècle. Cet esprit s’oppose à l’idéologie dominante de l’époque, celle du progrès. En effet, leurs aînés sont persuadés de vivre une époque de progrès sans précédent dans tous les domaines : perfectionnement technique de la révolution industrielle, économique de la croissance capitaliste, politique de l’instauration de la démocratie, moral de la civilisation des mœurs. Au XVIIIe siècle déjà, les philosophes des Lumières pensent l’homme comme un être infiniment perfectible et l’histoire comme une évolution toujours positive.
Bien au contraire, les Décadents n’envisagent pas l’histoire comme un progrès perpétuel mais pensent le temps sur le modèle du cycle de la vie : progrès de l’enfance et de la jeunesse, apogée de l’âge mûr, puis déchéance physique et mentale de la vieillesse. Ils s’appuient en cela sur l’histoire des civilisations antiques qui connurent des périodes d’ascension puis de déclin.
Selon eux, le progrès technique et scientifique s’accompagne d’une décrépitude de l’esprit, d’un déclin de la pensée. Souvent réactionnaires en politique, comme les aristocrates Barbey d’Aurevilly ou Villiers de l’Isle-Adam, ils remettent en cause le progrès politique et social que constituent l’abolition de la monarchie et la proclamation de la République.
La Décadence se caractérise ainsi par une attitude de remise en cause des valeurs établies : Le Décadent littéraire et artistique, revue fondée en 1886 par Anatole Baju, revendique son opposition à la société bourgeoise et matérialiste de la Troisième République. Rien n’échappe à leur volonté de contestation et de transgression ; ils refusent notamment la morale traditionnelle et lui opposent des plaisirs corrompus. Ainsi, les recueils de nouvelles comme Les Diaboliques (1874) de Barbey d’Aurevilly ou Contes cruels (1883) de Villiers de l’Isle-Adam s’affranchissent des règles de la morale, voire les transgressent.
 
Un dandysme fin-de-siècle
Si les Décadents ne forment pas une école ou un courant, ils ont en commun de se reconnaître dans le héros d’À rebours (1884), roman de Joris-Karl Huysmans. Le personnage de Des Esseintes est un esthète excédé par la bêtise de ses contemporains, dégoûté par le mauvais goût de ses congénères. Choisissant de se retirer du monde, il s’isole dans une maison qu’il décore avec soin et meuble de façon raffinée. Il se livre ainsi à une esthétisation de la vie quotidienne : face à la vanité du monde, il trouve refuge dans l’Art, conçu comme tout ce qui embellit le quotidien. En cela, les Décadents se rapprochent du dandysme revendiqué par Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly, qui consiste, selon Oscar Wilde, à « faire de sa vie une œuvre d’art ».
Rejetant l’existence contemporaine, les Décadents trouvent refuge dans le passé ou dans l’imaginaire. Influencée par la philosophie de Schopenhauer selon laquelle « Seul le pire arrive », leur vision de l’avenir est pessimiste et désespérée. Dans Monsieur de Phocas (1901), Jean Lorrain met ainsi en scène la déchéance morale d’un aristocrate qui souffre d’ennui et de mélancolie.
Mais le mouvement décadent est indissociable de son versant ironique. En effet, les Décadents ne se prennent pas au sérieux : ils pratiquent la blague, la fumisterie par esprit de dérision et de provocation. Ainsi, l’œuvre la plus représentative du mouvement est le recueil satirique intitulé Les Déliquescences, poèmes décadents (1885) ; derrière le pseudonyme parodique d’Adoré Floupette se cachent en réalité Henri Beauclair et Gabriel Vicaire. Leur style pastiche un vocabulaire précieux, orné de mots rares, et un lyrisme empreint de mélancolie.
 
En savoir plus :
> Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, 1874 
> Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, 1883
> Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884
> Adoré Floupette [Henri Beauclair et Gabriel Vicaire], Les Déliquescences, poèmes décadents, 1885
> Anatole Baju, Le Décadent littéraire et artistique (revue), 1886-1889
> Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, 1901