« Je suis plus vigoureux que l'on ne s'imagine... »

Acte I, Scène 4

Le Retour imprévu : Géronte

GÉRONTE
J'ai, cette nuit, été secoué comme il faut,
Et je viens d'essuyer un dangereux assaut :
Un pareil, à coup sûr, emporterait la place.
 
ÉRASTE
Vous voilà beaucoup mieux ; et le ciel, par sa grâce,
Pour vos jours en péril nous permet d'espérer.
Il faut présentement songer à réparer
Les désordres qu'a pu causer la maladie,
Vous faire désormais un régime de vie,
Prendre de bons bouillons, de sûrs confortatifs,
Nettoyer l'estomac par de bons purgatifs,
Enfin ne vous laisser manquer de nulles choses.
 
GÉRONTE
Oui, j'aimerais assez ce que tu me proposes ;
Mais il faut tant d'argent pour se faire soigner,
Que, puisqu'il faut mourir, autant vaut l'épargner.
Ces porteurs de seringue ont pris des airs si rogues !...
Ce n'est qu'au poids de l'or qu'on achète leurs drogues.
Qui pourrait s'en passer et mourir tout d'un coup,
De son vivant, sans doute, épargnerait beaucoup.
 
ÉRASTE
Oui, vous avez raison ; c'est une tyrannie :
Mais je ferai les frais de votre maladie.
La santé dans le monde étant le premier bien,
Un homme de bon sens n'y doit ménager rien.
De vos maux négligés vous guérirez sans doute.
Tâchons à réparer vos forces, quoi qu'il coûte.
 
GÉRONTE
C'est tout argent perdu dans cette occasion ;
La maison ne vaut pas la réparation.
Je veux, mon cher neveu, mettre ordre à mes affaires.
À Lisette.
As-tu dit qu'on allât me chercher deux notaires ?
LISETTE
Oui, monsieur, et dans peu vous les verrez ici.
 
GÉRONTE.
Et dans peu vous saurez mes sentiments aussi ;
Je veux, en bon parent, vous les faire connaître.
 
ÉRASTE
Je me doute à peu près de ce que ce peut être.
 
GÉRONTE
J'ai des collatéraux...
 
LISETTE
Oui vraiment, et beaucoup.
 
GÉRONTE
Qui, d'un regard avide, et d'une dent de loup,
Dans le fond de leur cœur dévorent par avance
Une succession qui fait leur espérance.
 
ÉRASTE
Ne me confondez pas, mon oncle, s'il vous plaît,
Avec de tels parents.
 
GÉRONTE
Je sais ce qu'il en est.
 
ÉRASTE
Votre santé me touche, et me plaît davantage
Que tout l'or qui pourrait me tomber en partage.
 
GÉRONTE
J'en suis persuadé. Je voudrais me venger
D'un vain tas d'héritiers, et les faire enrager ;
Choisir une personne honnête et qui me plaise,
Pour lui laisser mon bien et la mettre à son aise.
 
ÉRASTE
Vous devez là-dessus suivre votre désir.
 
LISETTE
Non, je ne comprends pas de plus charmant plaisir
Que de voir d'héritiers une troupe affligée,
Le maintien interdit, et la mine allongée,
Lire un long testament où, pâles, étonnés,
On leur laisse un bonsoir avec un pied de nez.
Pour voir au naturel leur tristesse profonde,
Je reviendrais, je crois, exprès de l'autre monde.
 
GÉRONTE
Quoique déjà je sois atteint et convaincu,
Par les maux que je sens, d'avoir longtemps vécu ;
Quoiqu'un sable brûlant cause ma néphrétique,
Que j'endure les maux d'une âcre sciatique,
Qui, malgré le bâton que je porte en tout lieu,
Fait souvent qu'en marchant je dissimule un peu ;
Je suis plus vigoureux que l'on ne s'imagine,
Et je vois bien des gens se tromper à ma mine.
 
LISETTE
Il est de certains jours de barbe, où, sur ma foi,
Vous ne paraissez pas plus malade que moi.
 
GÉRONTE
Est-il vrai ?
 
LISETTE
Dans vos yeux un certain éclat brille.
 
GÉRONTE
J'ai toujours reconnu du bon dans cette fille.
Je veux pourtant songer à mettre ordre à mon bien,
Avant qu'un prompt trépas m'en ôte le moyen.
Tu connais et tu vois parfois madame Argante ?
 
ÉRASTE
Oui : dans ses procédés elle est toute charmante.
 
GÉRONTE
Et sa fille Isabelle, euh, la connais-tu ?
 
ÉRASTE
Fort.
C'est une fille sage, et qui charme d'abord.
 
GÉRONTE
Tu conviens que le ciel a versé dans son âme
Les qualités qu'on doit chercher en une femme ?
 
ÉRASTE
Je ne vois point d'objet plus digne d'aucuns vœux,
Ni de fille plus propre à rendre un homme heureux.
 
GÉRONTE
Je m'en vais l'épouser.
 
ÉRASTE
Vous, mon oncle ?
 
GÉRONTE
Moi-même.
 
ÉRASTE
J'en ai, je vous l'avoue, une allégresse extrême.
 
LISETTE
Miséricorde ! Hélas ! Ah ciel ! Assiste-nous.
De quelle malheureuse allez-vous être époux ?
 
GÉRONTE
D'Isabelle, en ce jour ; et, par ce mariage,
Je lui donne, à ma mort, tout mon bien en partage.
 
ÉRASTE
Vous ne pouvez mieux faire, et j'en suis très content :
Je voudrais, comme vous, en pouvoir faire autant.
 
LISETTE
Quoi ! Vous, vieux et cassé, fiévreux, épileptique,
Paralytique, étique, asthmatique, hydropique,
Vous voulez de l'hymen allumer le flambeau,
Et ne faire qu'un saut de la noce au tombeau !
 
GÉRONTE
Je sais ce qu'il me faut : apprenez, je vous prie,
Que même ma santé veut que je me marie.
Je prends une compagne, et de qui tous les jours
Je pourrai, dans mes maux, tirer de grands secours.
Que me sert-il d'avoir une avide cohorte
D'héritiers, qui toujours veille et dort à ma porte ;
De gens qui, furetant les clefs du coffre-fort,
Me détendront mon lit peut-être avant ma mort ?
Une femme, au contraire, à son devoir fidèle,
Par des soins conjugaux me marquera son zèle ;
Et de son chaste amour recueillant tout le fruit,
Je me verrai mourir en repos et sans bruit.
 
ÉRASTE
Mon oncle parle juste, et ne saurait mieux faire
Que de se ménager un secours nécessaire.
Une femme économe et pleine de raison,
Prendra seule le soin de toute la maison.
 
GÉRONTE, l'embrassant
Ah ! Le joli garçon ! Aurais-je dû m'attendre
Qu'il eût pris cette affaire ainsi qu'on lui voit prendre ?
 
ÉRASTE
Votre bien seul m'est cher.
 
GÉRONTE
Va, tu n'y perdras rien ;
Quoi qu'il puisse- arriver, je te ferai du bien,
Et tu ne seras pas frustré de ton attente.

 

Jean-François Regnard, Le Légataire universel, 1708.
> Texte intégral : Paris, P. Didot l'aîné et J. Didot fils, 1819