Une morale pour gentilshommes

Septième lettre

Duel à cheval

Le jésuite présente cette fois la morale relative à la noblesse : ne fallait-il pas relâcher un peu la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes et plus précisément au code de l'honneur propre aux gentilshommes ? Tout est affaire d'intention.
Dès lors qu'il ne s'agit pas de ses venger mais de défendre son honneur, un homme de guerre peut poursuivre un fuyard qui l'a blessé, se battre après avoir reçu un soufflet, ou espérer la mort d’un individu qui se dispose à le persécuter. Il est en droit d’accepter le duel ; il peut même tenter de l'éviter en tuant son ennemi en cachette. 


Paris, le 25 avril 1656.
Monsieur,
Après avoir apaisé le bon père, dont j'avais un peu troublé le discours par l'histoire de Jean d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne lui en plus faire de semblables ; et il me parla des maximes de ses casuistes touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes : 
« Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne ; de sorte qu'il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos pères n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur. 
Mais autant que ce dessein était utile, autant l'exécution en était pénible ; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. − Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. − Elle vous étonne ? me dit-il : je le crois, elle en étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Évangile ordonne "de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu ? " et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis ? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire ? Et cependant, quand je vous dis que nos pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. − Je ne m'expliquais pas assez, mon père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j'ai vu de vos pères, je ne savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien trouvé quelque moyen, que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.
− Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites ; car, lorsque je vous ai fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui leur en revient ? Voilà ce que c'est que diriger l'intention ; et vous avez vu de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l'homicide, qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout ce qu'elle est capable de produire.
− Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout sera permis, rien n'en échappera. − Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre, répondit le père : corrigez-vous de cela ; car, pour vous témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d'avoir l'intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher ; et que quiconque s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons avec lui ; cela est diabolique : voilà qui est sans exception d'âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n'est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l'intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n'est pas qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses défendues ; mais, quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention ; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.
Voilà par où nos pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on pratique en défendant son honneur ; car il n'y a qu'à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos pères. Et c'est ainsi qu'ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde en permettant les actions ; et ils satisfont à l'Évangile en purifiant les intentions. Voilà ce que les Anciens n'ont point connu, voilà ce qu'on doit à nos pères. Le comprenez-vous maintenant ? − Fort bien, lui dis-je. Vous accordez aux hommes l'effet extérieur et matériel de l'action, et vous donnez à Dieu ce mouvement intérieur et spirituel de l'intention ; et par cet équitable partage, vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour vous dire la vérité, je me défie un peu de vos promesses ; et je doute que vos auteurs en disent autant que vous.  − Vous me faites tort, dit le père ; je n'avance rien que je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre, leur autorité et leurs raisons vous rempliront d'admiration. Car, pour vous faire voir l'alliance que nos pères ont faite des maximes de l'Évangile avec celles du monde, par cette direction d'intention, écoutez notre Père Reginaldus (in Praxi, lib. XXI, n. 62, p. 260) : « Il est défendu aux particuliers de se venger ; car saint Paul dit (Rom. ch. 12) : Ne rendez à personne le mal pour le mal ; et l'Ecclésiaste (ch. 28) : Celui qui veut se venger attirera sur soi la vengeance de Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés. Outre tout ce qui est dit dans l'Évangile, du pardon des offenses, comme dans les chapitres VI et XII de saint Matthieu. » − Certes, mon père, si après cela il dit autre chose que ce qui est dans l'Écriture, ce ne sera pas manque de la savoir. Que conclut-il donc enfin ? − Le voici, dit-il : « De toutes ces choses, il paraît qu'un homme de guerre peut sur l'heure même poursuivre celui qui l'a blessé ; non pas, à la vérité, avec l'intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de conserver son honneur : Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet honorem. »
Voyez-vous comment ils ont soin de défendre d'avoir l'intention de rendre le mal pour le mal, parce que l'Écriture le condamne ? Ils ne l'ont jamais souffert. Voyez Lessius, (De Justitia, lib. II, cap. IX, d. XII, n. 79) : « Celui qui a reçu un soufflet ne peut pas avoir l'intention de s'en venger ; mais il peut bien avoir celle d'éviter l'infamie, et pour cela de repousser à l'instant cette injure, et même à coups d'épée : etiam cum gladio. » Nous sommes si éloignés de souffrir qu'on ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos pères ne veulent pas seulement qu'on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez notre père Escobar, (tr. 5, ex. 5, n. 145) : « Si votre ennemi est disposé à vous nuire, vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais vous le pouvez bien faire pour éviter votre dommage. » Car cela est tellement légitime avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit : « Qu'on peut prier Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous persécuter, si on ne le peut éviter "autrement". » C'est au livre De Spe, (vol. II, d. XV, sect. IV, § 48). »

Blaise Pascal, Les Provinciales (1656-1657)
> Texte intégral dans Gallica