Les jésuites ou l'art de réconcilier les contraires

Sixième lettre

Imago primi sæculi Societatis Jesu…

Le jésuite instruit le narrateur de la façon d'employer la doctrine des probabilités pour rendre moins rigoureuses « les décisions des papes, des conciles, et de l'écriture », en jouant sur le sens de certains mots. Pascal trouve là le moyen de se moquer des jésuites avec une ironie cinglante.

De Paris, ce 10 avril 1656.
Monsieur,
Je vous ai dit, à la fin de ma dernière lettre, que ce bon père Jésuite m'avait promis de m'apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les contrariétés qui se rencontrent entre leurs opinions et les décisions des papes, des conciles et de l'Écriture. Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont voici le récit. 
Ce bon père me parla de cette sorte : Une des manières dont nous accordons ces contradictions apparentes, est par l'interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l'asile des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre vieillards disent (Tr. VI, ex. 4, n. 27) que « tous ceux qui tuent en trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. » Cela vous paraît être contraire ; mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils font par ces paroles : « Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège des églises ? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot d'assassins, ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en trahison. D'où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. » De même, il est dit dans l'Évangile : « Donnez l'aumône de votre superflu. » Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l'obligation de donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire ; mais on en fait voir facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu ; en sorte qu'il n'arrive presque jamais que personne en ait ; et c'est ce qu'a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son Traité de l'aumône (ch. IV, n. 14) : « Ce que les personnes du monde gardent, pour relever leur condition et celle de leurs parents n'est pas appelé superflu ; et c'est pourquoi à peine trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois. »
Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde ordinairement sur nos pères, il en conclut fort bien, « que, dans la question, si les riches sont obligés de donner l'aumône de leur superflu, encore que l'affirmative fût véritable, il n'arrivera jamais, ou presque jamais, qu'elle oblige dans la pratique. »

Blaise Pascal, Les Provinciales (1656-1657)
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