Les bruits de la villeMercier, Le Tableau de Paris, 1781-1788

Tableau de Paris. Nouvelle édition, corrigée et augmentée

Le faubourg Saint-Marcel, Livre I, chapitre 85

Œuvre foisonnante rédigée entre 1781 et 1788, le Tableau de Paris brosse un portrait aussi complet et fidèle que possible de cette métropole grouillante, étourdissante et sans cesse en mouvement, à la veille de la Révolution. Dans ce chapitre, Mercier décrit, avec dégoût, les mœurs de la « populace » du faubourg Saint-Marcel, actuel XIIIe arrondissement, ce quartier périphérique était établi au pied du mur des Fermiers généraux.

 

C'est le quartier où habite la populace de Paris, la plus pauvre, la plus remuante et la plus indisciplinable. Il y a plus d'argent dans une seule maison du faubourg Saint-­Honoré, que dans tout le faubourg Saint-Marcel, ou Saint­-Marceau, pris collectivement.

C'est dans ces habitations éloignées du mouvement cen­tral de la ville, que se cachent les hommes ruinés, les misan­thropes, les alchimistes, les maniaques, les rentiers bornés, et aussi quelques sages studieux, qui cherchent réellement la solitude, et qui veulent vivre absolument ignorés et séparés des quartiers bruyants des spectacles. Jamais personne n'ira les chercher à cette extrémité de la ville : si l'on fait un voyage dans ce pays-là, c'est par curiosité ; rien ne vous y appelle ; il n'y a pas un seul monument à y voir ; c'est un peuple qui n'a aucun rapport avec les Parisiens, habitants polis des bords de la Seine.
Ce fut dans ce quartier que l'on dansa sur le cercueil du diacre Pâris, et qu'on mangea de la terre de son tombeau, jusqu'à ce qu'on eût fermé le cimetière : De par le roi, défense à Dieu De faire miracle en ce lieu.
 
Les séditions et les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misère obscure.
Les maisons n'y ont point d'autre horloge que le cours du soleil ; ce sont des hommes recalés de trois siècles par rap­port aux arts et aux mœurs régnantes. Tous les débats parti­culiers y deviennent publics ; et une femme mécontente de son mari, plaide sa cause dans la rue, le cite au tribunal de la populace, attroupe tous les voisins, et récite la confession scandaleuse de son homme. Les discussions de toute nature finissent par de grands coups de poing ; et le soir on est raccommodé, quand l'un des deux a eu le visage couvert d'égratignures.
Là, tel homme enfoncé dans un galetas, se dérobe à la police et aux cent yeux de ses argus, à peu près comme un insecte imperceptible se dérobe aux forces réunies de l'optique.
Une famille entière occupe une seule chambre, où l'on voit les quatre murailles, où les grabats sont sans rideaux, où les ustensiles de cuisine roulent avec les vases de nuit. Les meubles en totalité ne valent pas vingt écus ; et tous les trois mois les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse faute de paiement du loyer. Ils errent ainsi, et promènent leurs misérables meubles d'asile en asile. On ne voit point de souliers dans ces demeures ; on n'entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle.
C'est ce faubourg qui, le dimanche, peuple Vaugirard et ses nombreux cabarets ; car il faut que l'homme s'étourdisse sur ses maux : c'est lui surtout qui remplit le fameux salon des gueux. Là, dansent sans souliers et tournoyant sans cesse, des hommes et des femmes qui, au bout d'une heure, soulèvent tant de poussière qu'à la fin on ne les aperçoit plus.
Une rumeur épouvantable et confuse, une odeur infecte, tout vous éloigne de ce salon horriblement peuplé, et où dans des plaisirs faits pour elle, la populace boit un vin aussi désagréable que tout le reste. Ce faubourg est entière­ment désert les fêtes et les dimanches. Mais quand Vaugirard est plein, son peuple reflue au Petit-Gentilly, aux Porcherons et à la Courtille : on voit le lendemain, devant les boutiques des marchands de vin, les tonneaux vides et par douzaines. Ce peuple boit pour huit jours.
Il est, dans ce faubourg, plus méchant, plus inflammable, plus querelleur, et plus disposé à la mutinerie, que dans les autres quartiers. La police craint de pousser à bout cette populace ; on la ménage, parce qu'elle est capable de se porter aux plus grands excès.

 

La liste des gagnans de la lotterie

Cris de Paris, Livre V, chapitre 379

Les « cris de Paris » sont des intonations de vente à la criée poussées par les marchands ambulants, qui exerçaient leurs activités dans les rues de la capitale, du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale. Ils sont représentés depuis le XVIe siècle comme un genre singulier, donnant une image du bruissement de la ville, à travers la mise en scène des petits métiers. Ces images inspirent de nombreuses œuvres littéraires ou artistiques (chansons et théâtre notamment). Elles peuvent donner l’impression d’un « peuple apprivoisé » en organisant une perception du réel, avec une hiérarchie des apparences.

 

Non, il n'y a point de ville au monde où les crieurs et les crieuses des rues aient une voix plus aigre et plus perçante. Il faut les entendre élancer leurs voix par-dessus les toits ; leur gosier surmonte le bruit et le tapage des carrefours. Il est impossible à l’étranger de pouvoir comprendre la chose ; le Parisien lui-même ne la distingue jamais que par routine. Le Porteur d’eau, la crieuse de vieux chapeaux, le marchand de ferraille, de peaux de lapin, la vendeuse de marée, c’est à qui chantera sa marchandise sur un mode haut et déchirant. Tous ces cris discordants forment un ensemble dont on n'a point d'idée lorsqu'on ne l'a point entendu. L'idiome de ces crieurs ambulants est tel qu'il faut en faire une étude pour bien distinguer ce qu'il signifie. Les servantes ont l'oreille beaucoup plus exercée que l'académicien ; elles descendent l'escalier pour le dîner de l'académicien, parce qu'elles savent distinguer du quatrième étage et d'un bout de la rue à l'autre si l'on crie des maquereaux ou des harengs frais, des laitues ou des betteraves. Comme les finales sont à peu près du même ton, il n'y a que l'usage qui enseigne aux doctes servantes à ne point se tromper, et c'est une inexplicable cacophonie pour tout autre.