Première nuit
Partie I
Hibou ! Combien de fois tes cris funèbres ne m’ont-ils pas fait tressaillir, dans l’ombre de la nuit ! Triste et solitaire, comme toi, j’errais seul, au milieu des ténèbres, dans cette Capitale immense : la lueur des réverbères, tranchant avec les ombres, ne les détruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands peintres ! J’errais seul, pour connaître l’Homme… Que de choses à voir, lorsque tous les yeux sont fermés ! Citoyens paisibles ! j’ai veillé pour vous ; j’ai couru seul les nuits pour vous ! Pour vous, je suis entré dans les repères du Vice et du Crime. Mais je suis un traître pour le Vice et pour le Crime ; je vais vous vendre ses secrets… Pour vous, je l’ai guetté à toutes les heures de la nuit, et je ne l’ai quitté, que lorsque l’Aurore le chauffait, avec les Ténèbres des hauteurs… O jeune et tendre Beauté, qui dors tranquille sous la garde sacrée d’une Mère vigilante, tu ne sauras jamais ce qu’endurent les Infortunées de ton sexe, de ton âge, de ta beauté, de ton innocence !... Mais pourquoi ne le saurais-tu pas ? Je veux t’instruire : je veux que tu frissonnes, en t’applaudissant de ton bonheur !... Je veux vous épouvanter, Jeunes-filles des conditions communes, que guette le Séducteur barbare ! […]
Mon Lecteur, j’écris pour être votre ami ; pour vous dire des choses, et non pour vous faire entendre des sons. Vous allez voir, dans cet Ouvrage véhément, passer en revue les Abus, les Vices, les Crimes, les Vicieux, les Coupables, les Scélérats, les Infortunées Victimes du sort et des passions d’Autrui. Ceux et celles qui, n’ayant rien à se reprocher, sont déshonorés par le crime qu’ils n’ont pas commis. Vous y verrez des Filles, des Femmes, des Catins, des Espions, des Joueurs, des Escrocs, des Voleurs. Vous y verrez des actions secrètes et généreuses, qui relèvent l’Humanité, qui la rapprochent de son divin Auteur. Vous y trouverez de la morale et de la philosophie…
Rétif de la Bretonne, Les nuits de Paris ou le spectateur nocturne, 1788-1794
> Texte intégral, Paris, 1788-1794