À propos de l'œuvreRoger Musnik

Turcaret du jour prenant une leçon de tournure

Cette comédie en cinq actes et en prose, écrite en 1707-1708, raconte la chute du financier Turcaret. Parvenu enrichi par la pratique de l’usure, l’escroquerie et la confusion voulue entre son argent et celui de ses clients, Turcaret courtise et couvre de cadeaux une jeune et jolie veuve, la Baronne, qui elle-même cherche à séduire un Chevalier d’industrie, qui ne fait que l’utiliser. Comme le résume Frontin, le valet du Chevalier, qui va se faire embaucher par Turcaret, « nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d’affaires ; l’homme d’affaires en pille d’autres ; cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde » (acte I, scène 13). On y voit aussi une Comtesse libertine (en fait la femme abandonnée de Turcaret), un Marquis en recherche de fortune, bref un monde où chacun est autre que ce qu’il paraît et où tous se trahissent allègrement. Avec finalement un seul gagnant, le plus rusé, le plus manipulateur, le valet Frontin, qui termine la pièce en s’écriant : « Voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va commencer » (acte V, scène 14).
 
Lesage s’inspire beaucoup de Molière et son Bourgeois Gentilhomme, parvenu inculte gonflé de son importance. Cependant monsieur Jourdain était un benêt inoffensif, alors que Turcaret et les autres personnages sont plus détestables les uns que les autres. Ce pourrait être une tragédie : un homme confiant trompé par tous qui profitent de sa crédulité pour le faire chuter ; mais Turcaret est vraiment abject, et le spectateur ne peut qu’applaudir à sa déchéance. Cette pièce est la peinture au vitriol d’une société où rien d’autre ne compte que l’argent, sans même une intrigue amoureuse et naïve pour aérer l’atmosphère, ou un protagoniste introduisant un peu de fraîcheur et de drôlerie. Pourtant cette comédie fait rire : verve du dialogue, enchaînement sans temps mort des scènes et des actions, comique de situation, etc. Contrairement au théâtre de Beaumarchais, à la fin du siècle, qui appelle à un changement social, celui de Lesage ne donne aucun espoir : c’est « le train de la vie humaine », et le valet, qui aurait tout à gagner à modifier l’ordre social, ne cherche qu’à prendre la place des puissants.
 
Turcaret est donné par Lesage à la Comédie-Française. Mais un lobby financier poussent les comédiens à ne pas l’interpréter, qui vont jusqu’à prétexter du froid exceptionnel de cet hiver-là. Lesage tient bon, et un ordre du pouvoir enjoint aux acteurs de faire leur travail : la pièce est créée le 14 février 1709. Mais elle est retirée de l’affiche après sept représentations, malgré un certain succès. Lesage ne collaborera plus avec le théâtre officiel. Turcaret restera pourtant au répertoire, devenant une des grandes pièces du XVIIIe siècle ; elle est encore régulièrement jouée de nos jours.