La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Lettre LXXXI

La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont

Ah ! gardez vos conseils & vos craintes pour ces femmes à délire, & qui se disent à sentiments, dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour & l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre, le respect & la foi qui n’est dû qu’à la divinité.
 
Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.
 
Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, & dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; & s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à écrire ; & ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur !
 
Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites & manquer à mes principes ? je dis mes principes, & je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen & suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, & je puis dire que je suis mon ouvrage.
[…]
J’étudiai nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, & je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, & de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution ; j’espérai les vaincre, & j’en méditai les moyens.
 
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer & le feindre. En vain m’avait-on dit, & avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres, & peut-être avec quelque succès : mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité.
[…]
Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés.

 

Choderlos de Laclos (1741-1803), Les Liaisons dangereuses, 1782.
> Texte intégral : Editeur à Amsterdam; et se trouve à Paris, chez Durand neveu. 1782