À propos de l’œuvreRoger Musnik

Les Égarements du cœur et de l'esprit

La publication des Egarements du cœur et de l’esprit s’est effectuée en deux étapes : la première partie parait en janvier 1736 à Paris, les deux suivantes en avril 1738 à La Haye. Ce roman relate une initiation amoureuse, voire sexuelle, qui est en même temps un apprentissage social. Monsieur de Meilcour, au soir de sa vie, se souvient des deux semaines fatidiques qui ont vu l’adolescent de dix-sept ans qu’il était alors devenir un adulte. Tout le récit tourne autour de rencontres que fait le jeune homme alors en quête de l’amour absolu mais aussi du plaisir, et des relations complexes, changeantes, entre lui et quatre ou cinq personnages. Comme Madame de Lursay, une amie de sa mère, tendre, jolie, sensuelle, qui se refuse à cause des bévues commises par le naïf et ignorant Meilcour. On y rencontre aussi la jeune Hortense de Thiéville, qui attirée par l’adolescent, en est détournée par ses maladresses continuelles. Figure également Madame de Sénanges, archétype de la vieille coquette, qui lui répugne mais qu’il va suivre par conformisme. Il y a enfin Versac, le libertin parfait, qui va initier Meilcour aux secrets de la conduite à tenir dans ce petit monde très codifié. Finalement, il va succomber à Madame de Lursay, partagé entre le désir physique qui comble son corps mais l’éloigne de la passion des sentiments et le laisse quelque peu dépité.
 
Crébillon annonce qu’il veut peindre le « tableau de la vie humaine […] les hommes tels qu’ils sont », sans en faire un roman à clefs. Son livre décrit une microsociété, l’aristocratie de son temps, dont les rapports sociaux et sentimentaux suivent un schéma extrêmement rigoureux bien que non-dit. C’est parce que Meilcour ne connaît pas ces règles qu’il échoue dans tout ce qu’il entreprend. Ce sont les conseils de Versac et l’attitude de Madame de Lursay qui vont lui faire comprendre « les usages du monde ». Mais ceux-ci sont assez désespérants, car ils excluent tout élan du cœur, toute vertu, tout sentiment, tendus vers un seul but : la satisfaction physique, réussir « l’occasion ». Meilcour et Madame de Lursay miment l’amour, mais c’est plutôt pour parer de probité et de morale le simple désir sexuel, qui une fois passé rend le tout dérisoire. Car une fois l’étreinte finie, « sans connaître ce qui me manquait, je sentis du vide dans mon âme ».
 
Tout dans le texte focalise l’attention du lecteur sur les personnages et leurs relations. Ni décors chatoyants, ni descriptions urbaines : seuls quelques noms localisent les lieux (Opéra, Tuileries, etc.). Le reste du monde est également évacué de la narration : n’en subsistent que de rares échos dans les commérages des boudoirs. Aucun superflu n’entrave le récit de cette comédie humaine. Le style de Crébillon, de longues phrases raffinées et enveloppantes, permettent de mieux saisir encore les plus infimes variations entre les protagonistes, quand un geste, un regard, un mot peuvent faire basculer les situations. Le ton reste distancié et ironique, car c’est un homme mûr qui parle, et se remémore avec une certaine tendresse mais aussi de la dérision ses premiers pas, jadis, dans la haute société. Ces souvenirs introduisent également un doute chez le lecteur. Les individus dont parle le Meilcour âgé ne sont-ils pas caricaturés ? Par exemple Madame de Lursay, peinte comme une manipulatrice intrigante qui ne cherche qu’à séduire un adolescent de dix-sept ans, ne montre-t-elle pas de la tendresse, voire des vrais sentiments pour le jeune homme ?
 
Ce roman est resté inachevé, en regard du canevas annoncé par Crébillon dans sa préface. Il prévoyait de montrer l’évolution d’un homme du monde dans son rapport avec les femmes : du jouvenceau naïf, fat et ignorant au libertin « plein de fausses idées, et pétri de ridicules », et son retour au naturel grâce à une « femme estimable ». Seule la première partie de ce programme a été traitée, qui conduit le héros de l’ignorance à l’erreur. Manque de temps, ou volonté délibérée de l’auteur ? les critiques en disputent encore.
 
Les Egarement du cœur et de l’esprit vont connaitre un certain succès : cinq rééditions au XVIIIe siècle en attestent. Mais avant même la mort de l’auteur, le gout pour ce type de récit passe. On trouve l’auteur ennuyeux, fade, dépravé. Le XIXe siècle l’ignore. Un critique pouvait écrire à propos des romans de Crébillon : « C’est mesquin et petit : on y étouffe. Ils sont le plus souvent d’un style obscur et inintelligible, à force d’être contourné » (Hoeffer, 1852). Il faut attendre les années 1960 pour qu’on redécouvre Crébillon fils. Les rééditions de ses œuvres se multiplient, ainsi que les études, jusqu’à considérer ce texte comme emblématique du Roman des Lumières.