L'aventure éditorialeYves Laissus

Manuscrits de Buffon
L’Histoire naturelle

L'Histoire naturelle générale et particulière connaît un succès immédiat dès 1749, lors de la parution des trois premiers volumes. En six semaines, 20 000 volumes sont vendus et épuisés. Réédité au début du mois d'avril 1750, l'ouvrage connaît une 3e édition, à la fin du même mois ! Aussitôt traduite en allemand, en anglais, en hollandais, l'Histoire naturelle fait l'objet de contrefaçons, dès le début de sa publication : à Amsterdam par J.N.S. Allamand (1766-1785), par Samson (1785-1790) etc...

Cette histoire éditoriale très riche explique que l'on trouve des collections hétérogènes comportant des volumes d'éditions différentes et de qualité inégale. Brunet dans le Manuel du Libraire mentionne : « Beaucoup de personnes ont négligé de retirer les volumes à mesure qu'ils paraissaient et n'ont songé à compléter leur exemplaire que lorsqu'elles ne pouvaient plus se procurer le premier tirage des planches : voilà pourquoi il n'est point rare de trouver des exemplaires dont les premiers volumes sont très beaux et les derniers fort médiocres, ou au contraire... ».

Buffon se permet certaines audaces en particulier sur la création de la terre et la naissance de planètes. Quand il publie ses ouvrages à l'Imprimerie royale grâce à certaines protections, il évite de demander un privilège : il échappe ainsi à une censure préalable mais n'évite pas complètement quelques démêlés avec les théologiens après la parution de deux de ces livres.

Rapidement Buffon sait utiliser les compétences de son entourage : l'Histoire des quadrupèdes est publiée en 1765. À propos des descriptions anatomiques qu'elle contient, Buffon parle des « tripailles de Daubenton » pour nommer les travaux, pourtant précieux, de son adjoint au Cabinet du roi. Guéneau de Montbeliard, ami de Buffon, travailla aux neuf volumes de l'Histoire naturelle des oiseaux que continua l'Abbé Bexon. Enfin, Faujas de Saint-Fond et Guyton de Morveau traitèrent l'Histoire des minéraux. Après la mort de Buffon en 1788, Lacépède continua son œuvre en donnant l'Histoire générale et particulière des quadrupèdes ovipares et des serpents (1781-1789) puis l'Histoire naturelle des poissons (1798-1803) et enfin l'Histoire naturelle des cétacés (1804). Voilà pourquoi l'Histoire naturelle complète et définitive en 1804 compte 44 volumes.

 

Passion autour du vivant au XVIIIe siècle

L'histoire naturelle en tant que discipline ne touche pas que les savants, par les questions scientifiques fondamentales qu'elle pose, elle ouvre plus que d'autres sciences l'ère de la vulgarisation scientifique. Le Mercure s'enthousiasme : « L'histoire naturelle est, de toutes les sciences, celle qu'on cultive avec le plus d'application, dans un siècle éclairé comme le nôtre ». Déjà l'Abbé Pluche en 1732, avec le « spectacle de la nature » (18 éditions et 2 abrégés) avait retiré la science aux savants pour les diffuser dans le grand monde. Il alimente, avant Buffon, la curiosité sur l'origine du monde et l'observation du vivant. Or, Buffon lui n'est pas un pédagogue, il est un homme de sciences et se présente comme tel. Il permet aux gens d'entrer dans le temple des connaissances. Au goût pour les collections, s'ajoute la « curiosité pour le vrai ».

L'œuvre de Buffon conquiert les femmes : Madame Roland la lit à seize ans, les journaux parmi lesquels Le Journal des dames en font l'éloge. Buffon suscita habilement les générosités et récompensa, en les citant dans l'Histoire naturelle, les dames de la cour qui donnèrent pour les collections du Cabinet du roi. Si l'Histoire naturelle a pu circuler et instruire les provinces éloignées comme les cours européennes, les amateurs d'histoire naturelle dans les villes en veulent davantage. Des cours s'organisent où il importe de se montrer et où l'on apprend sur « les minéraux, les végétaux et quelques productions de l'art relativement aux besoins et à l'agrément de la vie ». Contre la scolastique, et pour certains contre la théologie elle-même, on veut l'expérience des faits. Le cours de Valmont de Bomare, qui s'ouvre en 1757, a lieu trois fois par semaine en 1764, l'enseignement sur le même thème est dédoublé en 1769, puis devient gratuit le dimanche : « On y compte annuellement des personnes de tout âge, de tout ordre, et de l'un et l'autre sexe ».

L'Histoire naturelle générale et particulière séduit le public au-delà de son contenu. Elle est un bel objet, richement illustré de gravures qui donnent au lecteur une impression de vérité voire de crudité (les descriptions anatomiques sont parfois qualifiées de choquantes). L'Histoire des oiseaux produit des gravures en couleurs, somptueusement coloriées par Madeleine Basseporte et d'autres (80 artistes travailleront pendant cinq ans à l'illustration de cet ouvrage). Elles ont toujours à l'heure actuelle la faveur de l'amateur de livres anciens comme du grand public.

Plus que l'illustration, le style même de Buffon charme les salons. Il constitue un élément déterminant du succès de son œuvre et explique sa place dans l'histoire de la vulgarisation. C'est sans doute ce qui donne tout son intérêt au Discours sur le style prononcé à l'Académie française en 1753, où il nous livre ce que l'on appellerait aujourd'hui une théorie de la littérature et définit le rôle de l'écrivain scientifique. Un public nouveau est né auquel vont s'adresser de manière spécifique auteurs et éditeurs.

Dès 1752, l'Histoire naturelle paraît en format in-12°, sans gravures et sans les descriptions anatomiques de Daubenton, à un prix modeste. L'édition de ce format fut interrompue pour être reprise par Panckoucke en 1764 ; une autre également paraît en 1775 à l'hôtel de Thou avec figures. Daniel Mornet dans son Histoire des sciences de la nature en France au XVIIIe siècle nous indique la place toute privilégiée de l'œuvre écrite de Buffon dans les bibliothèques du XVIIIe siècle recensant le nombre d'ouvrages par auteur, lus par «les gens de noblesse, de haute bourgeoisie, fonctionnaires, avocats, médecins». Sur 58 auteurs scientifiques, Buffon est le plus lu, suivi de peu par l'Abbé Pluche.

 

Une œuvre animalière pour les enfants

Le succès de l'Histoire naturelle ne s'arrête pas au XVIIIe siècle. La Bibliographie de Buffon de Jacques Roger et E. Genêt-Varcin recense 52 éditions complètes dont 37 parues de 1800 à 1880.
Au moment où l'édition de la collection complète montre un certain tassement, entre 1850 et 1870, les éditions de morceaux choisis connaissent un succès formidable auprès d'un public d'adultes que l'on veut éduquer et surtout d'enfants (53 éditions d'extraits parus en 1850 et 1860). C'est la grande époque de la compilation : le Buffon des enfants, le Buffon du premier âge, le Petit Buffon illustré, le Buffon des familles... autant de titres qui indiquent une offensive dans la vulgarisation scientifique vers un public élargi par les mutations sociales du XIXe siècle.

La Bibliographie de Buffon sans développer toutes les notices de ces éditions d'extraits indique toutefois un chiffre global de 120 titres diffusés par 325 tirages. Ceux-ci sont largement répertoriés dans le catalogue de la Bibliothèque nationale jusqu'en 1905. Le dernier grand succès de ce genre est certainement le Buffon de Benjamin Rabier édité chez Garnier en 1917. Après la guerre de 1914, la référence à Buffon tend à disparaître dans la littérature de vulgarisation pour les enfants, dans la famille comme à l'école.

 

Un homme exemplaire pour le XIXe siècle

Ce n'est donc pas par hasard si Buffon et son Histoire naturelle ont servi largement la vulgarisation scientifique de son siècle. Si les thèmes et le style nouveau de son œuvre l'expliquent de façon évidente, la personnalité de l'homme éclaire aussi son succès et ses inimitiés. Buffon n'a pas directement et publiquement affronté l'obscurantisme mais a préféré inspirer le désir de connaissance pour que la raison s'impose.

C'est aussi les qualités de l'individu, en plus de l'œuvre que le XIXe siècle retiendra, parfois de manière sélective ou abusive, au regard des biographies récentes. Dans une époque qui se recompose politiquement et socialement, la vulgarisation a besoin de personnages édifiants. Un naturaliste aussi talentueux qui définissait lui-même le génie comme « une plus grande aptitude à la patience » valorise le travail et l'assiduité, même si le don de Dieu n'est pas totalement écarté par Larousse dans son Grand dictionnaire universel. Buffon décrit par Figuier dans La Vie des savants illustres et aussi par Larousse dans le Grand dictionnaire universel comme vivant dans la rigueur morale et l'étude, en bon époux, loin des plaisirs de la ville, est avant tout un homme d'ordre. C'est, au premier plan, d'abord l'ordre intellectuel, comme nous l'indique sa lettre à Madame Necker en 1779 : « Vous pourriez croire que c'est l'amour de la gloire qui m'attire dans le désert et me met la plume à la main, c'est le seul amour de l'ordre qui m'a déterminé ». Par ailleurs, l'aspect prudent de Buffon « étranger aux menées des partis, tout en prenant part au grand mou­vement qui poussait les esprits vers les conquêtes de l'avenir..., ami de l'ordre et de l'autorité par tempérament » rassure le Grand dictionnaire universel de Larousse.

Concernant Buffon et la religion, si les biographies récentes nous indiquent une évolution du sentiment religieux vers la fin de sa vie avec des interprétations nuancées, Figuier dans la Vie des savants illustres parle de Buffon censuré à deux reprises par la Sorbonne « quoique sincèrement et profondément religieux » (!). Une des Beautés de Buffon publiée en 1823 par Madame Dufrenoy comporte un sous-titre éloquent du point de vue des intentions éducatives : Choix des morceaux les plus propres à inspirer la religion la morale, la vertu. Pourtant le même Figuier, dans le même ouvrage, n'investit pas l'anthropocentrisme de Buffon, porteur de moralisation et de hiérarchie naturelle mais le dénonce clairement et avec des critères scientifiques. On enregistrera cette réflexion et les commentaires qui la suivent comme une baisse de crédit naissante sur Buffon de la part des vulgarisateurs et des scientifiques, sensible également dans la Grande encyclopédie de Marcelin Berthelot.

Par ailleurs, la possibilité donnée à l'homme de progresser, laissée ouverte par des hommes tel que Buffon, intéresse la société du XIXe siècle. D'une manière plus particulière, l'ascension sociale de Buffon, né Georges Louis Leclerc, mort comte de Buffon, est évoqué sobrement, ainsi que ses aptitudes à gérer sa fortune personnelle. Ce n'est pas uniquement la gloire du Buffon naturaliste qui intéresse les biographes du XIXe siècle.

L'homme de science fait du Cabinet du roi une véritable institution moderne, rayonnant dans toute l'Europe, se dotant de correspondants dans le monde entier. Ce gestionnaire d'envergure a également le goût de l'entreprise. La nature comme source de richesse, la nécessité de l'étudier, la place centrale de l'homme, ce sont là des thèmes qui sortent du domaine de la pure réflexion mais qui tracent autant de pistes pour l'activité des hommes. Ses recherches et expérimentations sur le bois et la métallurgie sont appliquées directement à l'industrie. Même si les textes de Buffon portant sur ces thèmes n'intéressent pas les éditeurs du XIXe siècle, on comprend qu'ils soient évoqués dans les biographies de façon relativement détaillée.

Dans l'ensemble de l'histoire éditoriale de l'œuvre de Buffon, on peut regretter que sa gloire scientifique ait été entièrement liée à l'Histoire naturelle sans les mémoires contenues dans les suppléments édités de 1774 à 1789, portant vers la résistance des bois, les métaux, les mathématiques, la moralité vue de manière statistique..., dont la profondeur scientifique est évidente, y compris pour la postérité. Faut-il invoquer les exigences de la vulgarisation scientifique ou plus simplement la rançon du succès de l'Histoire naturelle ?