À propos de l'auteurRoger Musnik
Personnalité essentielle du siècle des Lumières, Montesquieu a marqué le monde intellectuel en tant que philosophe de l’Histoire et figure fondatrice de la science politique. Il a laissé l’image d’un aristocrate impassible, sagace et pondéré, à l’instar des vieux sages Romains qu’il a fait ressurgir dans la culture de son temps. Cette représentation correspond à une certaine réalité, qui est cependant beaucoup plus complexe. Car Montesquieu possède plusieurs facettes, tant il est éclectique et son œuvre bigarrée, à l’exemple de sa vie qui semble si lisse et est pourtant bien plus animée qu’il n’y paraît.
Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède (il n’héritera le titre de Montesquieu qu’à la mort de son oncle, en 1716) naît dans la propriété familiale en Guyenne, en 1689. Après des études chez les Oratoriens, puis à l’université de droit de Bordeaux dont il sort licencié en 1708, il monte à Paris pour s’initier à la pratique des affaires tout en complétant sa culture littéraire. La mort de son père en 1713 le ramène à La Brède, où il reprend la gestion de ses vignobles qui périclitaient pour en faire une affaire extrêmement rentable, le mettant à l’abri du besoin. Sa fortune augmente encore par son mariage avec une riche héritière protestante, qui lui apporte 100 000 livres de dot et lui donnera trois enfants. Devenu conseiller du Parlement de Bordeaux (1714), Président à mortier (1716) et membre de l’Académie de la ville, il devient un notable incontournable de la région. Outre ses différentes charges, il écrit beaucoup, sur des sujets très divers : économie, religion, histoire, et surtout sur les sciences : écho, éclair, aimant, pesanteur. Il envisage même une Histoire physique de la Terre, qui ne verra jamais le jour.
Tout change en 1721. Il publie un roman épistolaire, les Lettres persanes, qui connaît un succès foudroyant. Ce récit de deux orientaux venant en Europe donne une vision décalée et ironique de la société française et rend son auteur célèbre. Sa réputation lui permet d’être introduit dans la haute société parisienne. Délaissant La Brède, il fréquente assidument les salons de la capitale, notamment celui de Madame Lambert qui l’aidera à devenir membre de l’Académie Française en 1727. Il continue d’écrire, notamment le Temple de Gnide qui obtient en 1725 un triomphe. Durant cette période, il côtoie les Grands du royaume, la fine fleur de la littérature et de l’art, et poursuit quelques aventures galantes, sans lendemain. En 1726 il quitte brusquement Paris et cette vie mondaine, suite peut-être à une rupture amoureuse avec une mystérieuse « belle Comtesse ».
Libre professionnellement (il a vendu sa charge de Président à mortier), riche (sa fortune est évaluée à 550.000 livres), curieux, à la recherche aussi d’un poste diplomatique (mais le ministère ne donnera pas suite), il se lance dans un grand périple, suivant la tradition aristocratique du « Grand Tour » qui voyait les nobles sillonner l’Europe. Parti à Vienne en avril 1728, cette expédition dure trois ans : il visite la Hongrie, séjourne en Italie, notamment à Rome où il reste six mois, traverse l’Allemagne et les Pays-Bas avant de s’installer à Londres pendant un an et demi. Même s’il se divertit en chemin (théâtre, opéra), c’est avant tout un voyage d’études. Tout l’intéresse, de l’éruption du Vésuve à la franc-maçonnerie à laquelle il sera initié en Angleterre, des fortifications aux visages des gens rencontrés, des paysages à la diplomatie. Il enquête, discute, observe, et note tout, accumulant ainsi un ensemble phénoménal de connaissances.
Son retour en France en mai 1731 inaugure une nouvelle phase de sa vie, studieuse, calme et posée. Retiré à La Brède, il agrandit son domaine, établit ses enfants, et continue d’écrire. Des contes : Arsace et Isménie, Histoire véritable, mais surtout ses réflexions sur le monde, la politique, le pouvoir. Dès 1734, Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence sont une méditation sur l’Histoire à travers celle de la Rome antique. On y trouve déjà quelques idées force : l’évolution des sociétés dépend de l’interrelation entre plusieurs facteurs concrets, comme la géographie, la culture, la religion, etc. Il est très critiqué, et certains, pastichant le titre de son livre, parlent de la « décadence » de Montesquieu. Mais celui-ci élargit son horizon, appliquant au monde entier les principes décrits dans son ouvrage. Il s’attelle à un travail de quinze ans : cela donne L’Esprit des lois.
De l'Esprit des lois
Publié à Genève en 1748, cette vaste composition mêle sociologie, droit, économie, politique, institutions. Il y analyse les différents types de gouvernements, développe ses théories sur le climat, la séparation des pouvoirs, l’éloge des corps intermédiaires, etc.
C’est peu dire que l’accueil de l’Esprit des lois fut froid. Certains, comme Voltaire ou Fréron, furent très réservés. Madame Du Deffand alla jusqu’à persifler que ce livre ne faisait que de « l’esprit sur les lois ». Mais les attaques les plus virulentes vinrent de l’Eglise, qui ne pouvait accepter que l’action des hommes soit détachée de la volonté divine. Le livre fut mis à l’Index en 1751, et condamné par la Sorbonne en 1754. Affaibli, devenu presque aveugle, Montesquieu va pourtant se battre : en 1750 il expose une Défense de L’Esprit des lois. Il met également en ordre toutes ses notes, qui seront publiées plus tard sous les titres Mes Pensées et Spicilège, revoit certaines de ses œuvres, rédige pour l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert un article sur le Goût. Il décède le 12 février 1755 à Paris, d’une fièvre maligne, refusant sur son lit de mort des corrections à L’Esprit des lois que lui tendait un jésuite. Seul de tous les gens de lettres Diderot assistera à son enterrement.
Montesquieu est depuis sa mort continuellement étudié, analysé, critiqué, tant son influence a été et est encore immense. Mais son héritage est ambigu. D’un côté, il est totalement inséré dans l’élite sociale et culturelle de son temps. Loin d’être subversif, c’est un grand seigneur, dont le but est la perpétuation du nom, la continuité de la lignée, l’agrandissement de ses terres. Certains l’ont même catalogué comme réactionnaire, expliquant que sa défense des corps intermédiaires ne fait que camoufler une apologie de sa classe sociale et une défense des privilèges nobiliaires. À l’inverse, Montesquieu rompt radicalement avec l’idéologie de son temps en évacuant Dieu, le hasard ou le rôle prédominant des grands hommes dans l’Histoire. Il défend également et systématiquement la liberté, la tolérance, l’universalisme. C’est un précurseur dont se réclameront les philosophes des Lumières qui écriront après lui.
Au-delà du portrait de théoricien qu’a sculpté pour lui la postérité, Montesquieu est également un écrivain. Son œuvre littéraire est abondante, car il n’a cessé toute sa vie de rédiger contes, romans, nouvelles. Les Lettres persanes qui n’étaient considérées pendant deux siècles que comme un brouillon de son chef d’œuvre, un délassement de l’auteur, sont maintenant réévaluées, comme ses écrits plus personnels, Mes Pensées et Spicilège, publiés seulement au XXe siècle et depuis souvent réédités et longuement analysés. On a beaucoup glosé sur son style, assez différent de celui de ses contemporains : phrases simples, logique démonstrative, éliminant le superflu pour aller à l’essentiel : « Pour bien écrire, disait-il, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour n’être pas ennuyeux ; pas trop de peur de n’être pas entendu ». Et toujours un humour sous-jacent, qui transparaît dans sa façon de justifier l’originalité et la nouveauté de son écriture : « Un homme qui écrit bien n’écrit pas comme on a écrit, mais comme il écrit, et c’est souvent en parlant mal qu’il parle bien. »