30 juillet
Albert est arrivé, et moi, je vais partir.
Albert est arrivé, et moi, je vais partir. Fût-il le meilleur, le plus généreux des hommes, et lors même que je serais disposé à reconnaître sa supériorité sur moi à tous égards, il me serait insupportable de le voir posséder sous mes yeux tant de perfections !… Posséder ! il suffit, mon ami ; le prétendu est arrivé ! C’est un homme honnête et bon, qui mérite qu’on l’aime. Heureusement je n’étais pas présent à sa réception, j’aurais eu le cœur trop déchiré. Il est si bon qu’il n’a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence. Que Dieu l’en récompense ! Rien que le respect qu’il témoigne à cette jeune femme me force à l’aimer. Il semble me voir avec plaisir, et je soupçonne que c’est l’ouvrage de Charlotte, plutôt que l’effet de son propre mouvement : car là-dessus les femmes sont très-adroites, et elles ont raison ; quand elles peuvent entretenir deux adorateurs en bonne intelligence, quelque rare que cela soit, c’est tout profit pour elles.
Du reste, je ne puis refuser mon estime à Albert. Son calme parfait contraste avec ce caractère ardent et inquiet que je ne puis cacher. Il est homme de sentiment, et apprécie ce qu’il possède en Charlotte. Il paraît peu sujet à la mauvaise humeur ; et tu sais que, de tous les défauts des hommes, c’est celui que je hais le plus,
II me considère comme un homme qui a quelque mérite ; mon attachement pour Charlotte, le vif intérêt que je prends à tout ce qui la touche, augmentent son triomphe, et il l’en aime d’autant plus. Je n’examine pas si quelquefois il ne la tourmente point par quelque léger accès de jalousie : à sa place, j’aurais au moins de la peine à me défendre entièrement de ce démon.
Quoi qu’il en soit, le bonheur que je goûtais près de Charlotte a disparu. Est-ce folie ? est-ce stupidité ? Qu’importe le nom ! la chose parle assez d’elle-même ! Avant l’arrivée d’Albert, je savais tout ce que je sais maintenant ; je savais que je n’avais point de prétentions à former sur elle, et je n’en formais aucune… j’entends autant qu’il est possible de ne rien désirer à la vue de tant de charmes… Et aujourd’hui l’imbécile s’étonne et ouvre de grands yeux, parce que l’autre arrive en effet et lui enlève la belle.
Je grince les dents, et je m’indigne contre ceux qui peuvent dire qu’il faut que je me résigne, puisque la chose ne peut être autrement… Délivrez-moi de ces automates. Je cours les forêts, et lorsque je reviens près de Charlotte, que je trouve Albert auprès d’elle dans le petit jardin, sous le berceau, et que je me sens forcé de ne pas aller plus loin, je deviens fou à lier, et je fais mille extravagances. « Pour l’amour de Dieu, me disait Charlotte aujourd’hui, je vous en prie, plus de scène comme celle d’hier soir ! Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai ! » Entre nous, j’épie le moment où les affaires appellent Albert au dehors ; aussitôt je suis près d’elle, et je suis toujours content quand je la trouve seule.
Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 1774.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Marpon & Flammarion, 1887