Trois manières de conclure
De même qu’il n’y pas vraiment de début dans Jacques le fataliste – le lecteur ne sait pas d’où viennent les personnages, il n’y a pas non plus de conclusion, ou plus justement, il y a trois conclusions possibles…
L’éditeur ajoute : La huitaine est passée. J’ai lu les mémoires en question ; des trois paragraphes que j’y trouve de plus que dans le manuscrit dont je suis le possesseur, le premier et le dernier me paraissent originaux et celui du milieu évidemment interpolé.
Voici le premier, qui suppose une seconde lacune dans l’entretien de Jacques et de son maître.
Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse et que le reste de ses commensaux étaient allés à la messe de la paroisse, qui en était éloignée d’un bon quart de lieue, Jacques était levé, Denise était assise à côté de lui. Ils gardaient le silence, ils avaient l’air de se bouder, et ils se boudaient en effet. Jacques avait tout mis en œuvre pour résoudre Denise à le rendre heureux et Denise avait tenu ferme. Après ce long silence Jacques, pleurant à chaudes larmes, lui dit d’un ton dur et amer : « C’est que vous ne m’aimez pas… » Denise, dépitée, se lève, le prend par le bras, le conduit brusquement vers le bord du lit, s’y assied, et lui dit : « Eh bien ! monsieur Jacques, je ne vous aime donc pas ? Eh bien, monsieur Jacques, faites de la malheureuse Denise tout ce qu’il vous plaira… » Et en disant ces mots, la voilà fondant en pleurs et suffoquée par ses sanglots.
Dites-moi, lecteur, ce que vous eussiez fait à la place de Jacques ? Rien. Eh bien ! c’est ce qu’il fit. Il reconduisit Denise sur sa chaise, se jeta à ses pieds, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, lui baisa les mains, la consola, la rassura, crut qu’il en était tendrement aimé, et s’en remit à sa tendresse sur le moment qu’il lui plairait de récompenser la sienne. Ce procédé toucha sensiblement Denise.
On objectera peut-être que Jacques, aux pieds de Denise, ne pouvait guère lui essuyer les yeux… à moins que la chaise ne fût fort basse. Le manuscrit ne le dit pas ; mais cela est à supposer.
Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures.
Une autre fois, c’était le matin, Denise était venue panser Jacques. Tout dormait encore dans le château, Denise s’approcha en tremblant. Arrivée à la porte de Jacques, elle s’arrêta, incertaine si elle entrerait ou non. Elle entra en tremblant ; elle demeura assez longtemps à côté du lit de Jacques sans oser ouvrir les rideaux. Elle les entr’ouvrit doucement ; elle dit bonjour à Jacques en tremblant ; elle s’informa de sa nuit et de sa santé en tremblant ; Jacques lui dit qu’il n’avait pas fermé l’œil, qu’il avait souffert, et qu’il souffrait encore d’une démangeaison cruelle à son genou. Denise s’offrit à le soulager ; elle prit une petite pièce de flanelle ; Jacques mit sa jambe hors du lit, et Denise se mit à frotter avec sa flanelle au-dessous de la blessure, d’abord avec un doigt, puis avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Jacques la regardait faire, et s’enivrait d’amour. Puis Denise se mit à frotter avec sa flanelle sur la blessure même, dont la cicatrice était encore rouge, d’abord avec un doigt, ensuite avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Mais ce n’était pas assez d’avoir éteint la démangeaison au-dessous du genou, sur le genou, il fallait encore l’éteindre au-dessus, où elle ne se faisait sentir que plus vivement. Denise posa sa flanelle au-dessus du genou, et se mit à frotter là assez fermement d’abord avec un doigt, avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. La passion de Jacques, qui n’avait cessé de la regarder, s’accrut à un tel point, que, n’y pouvant plus résister, il se précipita sur la main de Denise… et la baisa.
Mais ce qui ne laisse aucun doute sur le plagiat c’est ce qui suit. Le plagiaire ajoute : « Si vous n’êtes pas satisfait de ce que je vous révèle des amours de Jacques, lecteur, faites mieux, j’y consens. De quelque manière que vous vous y preniez, je suis sûr que vous finirez comme moi. — Tu te trompes, insigne calomniateur, je ne finirai point comme toi. Denise fut sage. — Et qui est ce qui vous dit le contraire ? Jacques se précipita sur sa main, et la baisa, sa main. C’est vous qui avez l’esprit corrompu, et qui entendez ce qu’on ne vous dit pas — Eh bien ! il ne baisa donc que sa main ? — Certainement : Jacques avait trop de sens pour abuser de celle dont il voulait faire sa femme, et se préparer une méfiance qui aurait pu empoisonner le reste de sa vie. — Mais il est dit, dans le paragraphe qui précède, que Jacques avait mis tout en œuvre pour déterminer Denise à le rendre heureux. — C’est qu’apparemment il n’en voulait pas encore faire sa femme.
Le troisième paragraphe nous montre Jacques, notre pauvre Fataliste, les fers aux pieds et aux mains, étendu sur la paille au fond d’un cachot obscur, se rappelant tout ce qu’il avait retenu des principes de la philosophie de son capitaine, et n’étant pas éloigné de croire qu’il regretterait peut-être un jour cette demeure humide, infecte, ténébreuse, où il était nourri de pain noir et d’eau, et où il avait ses pieds et ses mains à défendre contre les attaques des souris et des rats. On nous apprend qu’au milieu de ses méditations les portes de sa prison et de son cachot sont enfoncées ; qu’il est mis en liberté avec une douzaine de brigands, et qu’il se trouve enrôlé dans la troupe de Mandrin. Cependant la maréchaussée, qui suivait son maître à la piste, l’avait atteint, saisi et constitué dans une autre prison. Il en était sorti par les bons offices du commissaire qui l’avait si bien servi dans sa première aventure, et il vivait retiré depuis deux ou trois mois dans le château de Desglands, lorsque le hasard lui rendit un serviteur presque aussi essentiel à son bonheur que sa montre et sa tabatière. Il ne prenait pas une prise de tabac, il ne regardait pas une fois l’heure qu’il était, qu’il ne dît en soupirant : « Qu’es-tu devenu, mon pauvre Jacques !… » Une nuit le château de Desglands est attaqué par les Mandrins ; Jacques reconnaît la demeure de son bienfaiteur et de sa maîtresse ; il intercède et garantit le château du pillage. On lit ensuite le détail pathétique de l’entrevue inopinée de Jacques, de son maître, de Desglands, de Denise et de Jeanne.
« C’est toi, mon ami !
– C’est vous, mon cher maître !
– Comment t’es-tu trouvé parmi ces gens-là ?
– Et vous, comment se fait-il que je vous rencontre ici ?
– C’est vous, Denise ?
– C’est vous, monsieur Jacques ? Combien vous m’avez fait pleurer !… »
Cependant Desglands criait : « Qu’on apporte des verres et du vin ; vite, vite : c’est lui qui nous a sauvé la vie à tous… »
Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda ; Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s’occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, chéri de son maître et adoré de sa femme ; car c’est ainsi qu’il était écrit là-haut.
On a voulu me persuader que son maître et Desglands étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sûr qu’il se disait le soir à lui-même : « S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s’il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc mon ami… » et qu’il s’endormait.
Diderot, Jacques le Fataliste, 1796
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1875-1877