À propos de l’auteurVictoire Feuillebois
« Hoffmann le fantastiqueur » a profondément marqué l’ensemble du romantisme européen : on lui attribue l’invention du genre fantastique, qui renouvelle l’écriture du surnaturel en évoquant la pénétration mystérieuse d’un autre monde dans l’espace quotidien de personnages ne sachant jamais véritablement s’ils sont victimes d’une puissance occulte ou si ce sont leurs sens qui les trompent.
Toute l’œuvre d’Hoffmann explore l’ambivalence des pouvoirs l’imagination, ce qui en fait un auteur fondamental du romantisme, imité dans toute l’Europe de la première moitié du XIXe siècle. Cette ambivalence se révèle dans deux genres, le conte fantastique et le récit d’artiste. D’une part, Hoffmann renouvelle les codes de l’écriture de la terreur en montrant que ce n’est pas une réalité extérieure qui nous effraie : c’est le regard que l’on porte sur elle qui est source d’angoisse. Ainsi, on ne sait jamais si le sentiment d’étrangeté que l’on peut ressentir devant un objet, même trivial, est lié au fait que notre imagination nous révèle ce que les autres ne voient pas ou si elle produit une sorte d’hallucination dangereuse du réel.
D’autre part, Hoffmann est l’auteur de récits sur la musique et les musiciens qui soulignent les pouvoirs nouveaux de l’œuvre d’art, capable de transporter le lecteur ou l’auditeur dans un univers idéal. Mais cette valorisation de l’œuvre s’accompagne d’un versant sombre : beaucoup de personnages liés à la musique et à l’art finissent en général chez l’auteur par périr ou par devenir fous. L’imagination se révèle à nouveau comme une puissance ambiguë : elle dévoile un monde riche de promesses qui suscite l’enthousiasme, mais il semble bien qu’elle éloigne du réel, pour le meilleur et pour le pire.
Ernst Theodor Amadeus Hoffmann était à la fois juriste, artiste graphique, chef d’orchestre, compositeur et écrivain. Il n’a consacré à l’écriture que les dix dernières années de son existence, mais en réalité c’est cette dernière activité qui le rend célèbre, grâce à des récits qui renouvellent profondément l’écriture du surnaturel en inventant le genre du « conte fantastique ».
Hoffmann est un romantique allemand tardif, très marqué par l’influence de l’idéalisme allemand développé à la génération précédente, par exemple par un poète et romancier comme Novalis. Hoffmann hérite ainsi de l’idéalisme un attrait pour la fusion des arts et pour une écriture qui mêle expérience concrète et intuition de l’existence d’un autre monde – pourtant, il en donne une vision beaucoup plus inquiète. Par ailleurs, il transfère ces thématiques poétiques et inspirées de l’idéalisme dans le monde quotidien. Cette transposition rompt également avec le décor ordinaire des récits surnaturels ou horrifiques, souvent situés à cette époque dans un environnement gothique, éloigné du lecteur dans le temps et dans l’espace. L’intrusion de l’étrange dans le quotidien contribue à créer un sentiment particulier de malaise chez le lecteur : on ne sait jamais si les impressions furtives, mais décidément étranges, de ses personnages sont dues à une illusion des sens ou à la présence avérée d’une puissance surnaturelle.
De la même manière, Hoffmann met au cœur de ses récits des figures d’artistes géniaux, mais souvent profondément excentriques et qui suscitent à la fois l’admiration et le rire ou l’horreur. C’est le cas le compositeur Kreisler des Fantaisies à la manière de Callot [Fantasiestücke in Callots manier] (1814-1815), ou du joaillier Cardillac dans le récit « Mademoiselle de Scudéry » [Das Fräulein von Scudery] (1819), qui assassine pour récupérer les créations qu’il a dû vendre. Les personnages d’Hoffmann sont donc des êtres déchirés, qui traversent la frontière entre monde réel et monde des idéaux artistiques, ou des puissances supra-humaines, sans parvenir à réconcilier les deux espaces. Ils connaissent souvent une fin malheureuse, comme Nathanaël, le héros du célèbre « Marchand de sable » [Der Sandmann] (1816), qui tombe amoureux d’une femme automate et semble lui aussi devenir le jouet d’un être démoniaque qui le pousse à se jeter du haut d’une tour – à moins qu’il ne soit simplement atteint par une folie de plus en plus marquée qui le conduit finalement à se suicider.
L’incertitude propre aux récits et aux romans d’Hoffmann offre une perspective profondément ironique sur les grandes thématiques du romantisme. D’abord, l’artiste génial y est fréquemment représenté comme extravagant, parfois ridicule et souvent problématique. Ensuite, la présence d’un autre monde ordinairement caché aux yeux des hommes du commun, élément fondamental de la conception romantique de l’univers, s’y traduit dans des objets quotidiens et des moments triviaux, où les personnages font des expériences qui regardent souvent vers le grotesque. Ce brouillage est accentué par le dispositif narratif adopté par Hoffmann, qui multiplie les niveaux intercalaires du récit : ainsi, l’histoire fantastique est très souvent racontée à un cercle d’auditeurs par un personnage qui n’était pas présent, ou bien à qui l’histoire est arrivée longtemps auparavant. Ce jeu d’écrans et de perspectives multiples contribue à perturber le lecteur et le conduit à s’interroger sur la réalité de ce qui lui est présenté, sans qu’il ne puisse jamais trancher de manière définitive.