L’homme-plumeChristine Genin
Lettres, notes et manuscrits : un précieux témoignage
Gustave Flaubert a laissé peu d’écrits théoriques, mais sa foisonnante correspondance de près de quatre mille lettres, commencée à l'âge de dix ans et poursuivie jusqu'aux derniers jours, constitue un témoignage irremplaçable sur sa vie, ses idées esthétiques, ses difficultés, la genèse de ses livres et la conception qu'il se fait de son métier : un véritable journal de sa création. Ses innombrables coups de gueule et autres exclamations obscènes, d’abord censurés par sa nièce Caroline, exécutrice testamentaire jusqu’en 1931, y ont été rétablis fidèlement et patiemment par Jean Bruneau depuis 1973. Le fonds considérable de ses manuscrits de travail (quelque 25 000 pages) permet également d’élucider le sens de son travail et l’originalité de son écriture. La préface qu’il rédige pour la publication posthume des Dernières poésies de son ami Louis Bouilhet en 1872 est aussi très éclairante, par ses protestations contre l’approche thématique ou biographique des œuvres et le portrait de Bouilhet qui ressemble à un autoportrait : haine de la platitude bourgeoise, souci du style et refus de la thèse ou de l’épanchement personnel.
Même s’il en a souffert, la force de Flaubert est probablement d’être écartelé entre des tendances opposées, pris dans un réseau d’intentions contradictoires, que l’exigence du style et le plaisir d’écrire unifient. Flaubert est un réaliste romantique. On le décrit souvent comme l’un des maîtres du roman réaliste voire naturaliste, mais il s’en défend : « Ne me parlez plus du réalisme, du naturalisme, ou de l’expérimental. J’en suis gorgé. Quelles vides inepties ! » (21 octobre 1879). Même s’il a fait la satire de l’esthétique romantique et répété qu’il s’était défait de son lyrisme de jeunesse, la veine riche en couleurs et en fantasmes morbides de ses écrits de jeunesse se prolonge dans les œuvres de la maturité. Par son exigence absolue de beauté devenue seule forme possible de la quête du sacré, Flaubert réalise avec Baudelaire la subversion de la métaphysique par l’esthétique que le Romantisme avait pressentie.
Éternel insatisfait, il construit ainsi chacune de ses œuvres en opposition à la précédente. Mais au fil de ces changements complets de cap, il est un invariant : la quête de la perfection. Chaque livre lui demande quatre à cinq ans de travail quotidien et fourni. Des projets, scénarios et plans très élaborés précèdent une phase de documentation souvent impressionnante : il lit des bibliothèques entières pour écrire certains de ses romans, et le réalisme fait retour dans sa volonté d’enfermer le monde dans ses livres et sa répugnance à inventer le plus petit détail. La phase d’écriture se donne ensuite pour but d’arriver à une prose idéale, avec la phrase poétique comme unité de base. Les nombreux états successifs des brouillons, surchargés de notes et de ratures, de variantes et d’ajouts, témoignent de son perfectionnisme. Suit une dernière étape de vérifications : le texte mis au propre est relu devant un ami « accoucheur », Louis Bouilhet souvent ou plus tard Tourgueniev, et de nombreux passages disparaissent pour rendre le mouvement général plus vif (« desserrer les écrous »).
Un livre sur rien
Dans sa quête du livre parfait, le « système » flaubertien se fixe l’« impersonnalité » comme méthode : l’auteur doit être absent de son œuvre. Actions et personnages sont décrits non par un narrateur omniscient, mais tels qu’ils sont vus par chacun des autres personnages. L’utilisation du style indirect libre rend indécise la frontière entre narrateur et personnages, permet des variations continuelles de point de vue et l’évacuation de la question du sujet. On a souvent relevé le goût de Flaubert pour la description : elle est un moyen d’évincer la narration, mais aussi l’expression d’une fascination pour le détail, et surtout le lieu de mise en œuvre de toutes les ressources de la focalisation. Pour évacuer l’émotion suspecte et éviter la subjectivité, l’écrivain utilise aussi beaucoup l’ironie, moyen radical de mise à distance. Le jeu de dissémination des clichés, stéréotypes, syntagmes figés et idées reçues va dans le même sens.
Une des originalités du roman flaubertien, qui le rend très moderne, est d’utiliser toute une série de techniques destinées à empêcher le sens de se solidifier, de « prendre » : il privilégie la relativité généralisée des points de vue, met en narration le doute absolu et de se refuse à conclure. Il ne s’agit pas là d’un simple refus de désigner le sens mais de l’expression de sa conviction profonde qu’il n’y a pas de sens. « Je ne crois qu’à l’éternité d’une chose, c’est-à-dire de l’Illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives » (15 janvier 1847), déclare ainsi Flaubert, ou encore « ce qui n’a pas de sens a un sens supérieur à ce qui en a » (juillet 1845).
C’est là l’explication de son affirmation célèbre : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien […] qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » (16 janvier 1852). Il ne se passe rien. La vie n’est qu’usure progressive. Le pari, dès lors, est de transformer ce « rien » en un chef-d’œuvre par la seule vertu du style. Pour tenter d’atteindre cet absolu du roman comme œuvre d’art, il importe de se fixer comme exigence un « idéal de prose » aussi riche et maîtrisé que la langue poétique. La beauté de la phrase, son élaboration musicale, dans un « rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical », sa ponctuation virtuose, sont les garants de sa vérité. Le rythme créé par la fréquence des alinéas et des courts paragraphes, les ruptures et dissonances dans l’usage des temps concourent également à cette musicalité.
Le style devient ainsi une « manière absolue de voir les choses » (16 janvier 1852) et Flaubert se définit lui-même comme un « mystique qui ne croit à rien » (8 mai 1852) sauf en la « sacro-sainte littérature ». Il est l’un des premiers écrivains à utiliser le verbe écrire au sens intransitif et il est pour cette raison devenu l’un des archétypes de la vocation littéraire : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d'elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle » (1863). Sa conception absolue du métier d'écrivain a, en France comme à l'étranger, marqué un tournant dans l’histoire de la création littéraire.
Un auteur toujours contemporain
Pour Flaubert, un « écrivain digne de ce nom » n’écrit pas pour son époque mais pour les lecteurs à venir « aussi longtemps que la langue vivra ». S’il n’a jamais véritablement connu de purgatoire, son œuvre a été mal comprise par la plupart de ses contemporains. Quelques jours après sa mort, Théodore de Banville saluait en lui le père du roman moderne. La formule est aujourd’hui toujours exacte, mais elle renvoie à une réalité différente : non seulement ses œuvres ont marqué un tournant dans la forme du genre romanesque, mais, par sa conception très moderne de l’écriture, son expérience créatrice a suscité un intérêt croissant tout au long au XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui.
À l’exception de quelques-uns, des amis souvent, ses contemporains le méconnurent, virent en lui un réaliste ou un naturaliste, après le long chapitre que lui consacre Zola dans Les Romanciers naturalistes (1884), contresens qui se figea dans les vulgates scolaires jusqu’à une période très récente. Les plus lucidement passionnés furent d'autres écrivains : Banville, Maupassant, Baudelaire, Tourgueniev ou George Sand. Grâce aux écrivains encore, il fait l’objet d’une réévaluation entre 1890 et 1920 (Paul Bourget, Henry James, James Joyce) et surtout dans les années 1920 (Thibaudet, qui voit en lui le seul « classique » du XIXe siècle, ou Marcel Proust qui salue son « génie grammatical »), mais nombreux et divers sont encore au début du siècle dernier les écrivains qui, à la suite de Barbey d'Aurevilly, l'un de ses plus infatigables détracteurs de son vivant, trouvent son style sans intérêt (Desnos, Delteil, Drieu, Léautaud).
Après-guerre, l’œuvre de Flaubert fait l’objet d’une véritable reconnaissance universitaire, et engendre un foisonnement d’études (Auerbach, Queneau, Sartre, Pommier, Durry, Poulet, etc.). Mais c’est surtout dans les années 1950 (Pontalis, qui écrit qu’il oscille entre Mallarmé et Zola, Richard, Lukács, Borges) et 1960 (Rousset, Blanchot, Bollème, Bruneau, Gothot-Mersch, Nadeau) qu’elle suscite de nouvelles approches. Roland Barthes et Alain Robbe-Grillet saluent sa « modernité » dans Le Degré zéro de l’écriture (1953) et Pour un Nouveau Roman (dans l’article « Sur quelques notions périmées » qui date de 1957). Les auteurs du Nouveau Roman sont unanimes à se reconnaître en lui et à l’opposer à Balzac pour en faire l’inventeur du roman moderne, même s’ils le font pour des raisons fort variables : pour la « substance psychique nouvelle » qu’il met au jour (Sarraute), le rôle qu’il fait jouer à la description (Robbe-Grillet), la façon dont il détruit les structures romanesques traditionnelles (Jean Ricardou) ou ses « tableaux détachés » issus de la mémoire (Claude Simon). On salue aussi alors chez cet artisan du style le rôle déterminant de la « valeur travail » dans l’écriture, qui remplace le génie ou l’inspiration.
Flaubert est devenu un mythe littéraire, mais il reste un objet privilégié pour la nouvelle critique (Genette, Sartre, Foucault, Barthes) : « le premier en date des non-figuratifs du roman moderne » (Rousset) fait l’objet d’innombrables études critiques dans les années 1970-1980. Ses manuscrits sont une mine pour la critique génétique qui se développe dans les années 1980-1990. Pour la critique plus récente et les auteurs du XXIe siècle (Echenoz, Michon, Chevillard, Claro), c’est la déréalisation et la subversion du sens, le jeu très subtil avec les clichés et stéréotypes qui sont mis en avant. Tout se passe comme si chaque époque trouvait dans son œuvre un écho de ses préoccupations, comme si ses textes devenaient régulièrement le lieu d'émergence de nouvelles questions littéraires.