Les femmes et la nature

Première partie, Chapitre VI

Aurélia

Les figures féminines d’Aurélia, qui se confondent les unes dans les autres en mêlant instances maternelles et femme aimée, sont également pour le personnage des incarnations de la nature. Dès lors, leur disparition plonge l’univers dans le chaos.

La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance, et je ne sais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l’aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l’une d’elles se leva et se dirigea vers le jardin. […]
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! »
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait ; mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient : « L’Univers est dans la nuit ! » […]
Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte.
 
Gérard de Nerval, Aurélia, 1855.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lachenal et Ritter, 1985