Mode d’emploi pour devenir romantique

Chapitre : Daniel Jovard

 

En ce temps-là, on était possédé d’une rage de prosélytisme qui vous aurait fait prêcher jusqu’à votre porteur d’eau, et l’on vit de jeunes hommes employer à disserter le temps d’un rendez-vous qu’ils auraient pu employer à toute autre chose. C’est ce qui explique comment le dandy, le fashionable Ferdinand de C*** ne dédaigna pas user trois ou quatre heures de son précieux temps à catéchiser son ancien et obscur camarade de collège. En quelques phrases, il lui dévoila tous les arcanes du métier, et le fit passer derrière la toile dès la première séance ; il lui apprit à avoir un air moyen âge, il lui enseigna les moyens de se donner de la tournure et du caractère ; il lui révéla le sens intime de l’argot en usage cette semaine-là ; il lui dit ce que c’était que ficelle, chic, galbe, art, artiste et artistique ; il lui apprit ce que voulait dire cartonné, égayé, damné ; il lui ouvrit un vaste répertoire de formules admiratives et réprobatives : phosphorescent, transcendantal, pyramidal, stupéfiant, foudroyant, annihilant, et mille autres qu’il serait fastidieux de rapporter ici ; il lui fit voir l’échelle ascendante et descendante de l’esprit humain : comment à vingt ans l’on était Jeune-France, Beau jeune mélancolique jusqu’à vingt-cinq ans, et Childe-Harold de vingt-cinq à vingt-huit, pourvu que l’on eût été à Saint-Denis ou à Saint-Cloud ; comment ensuite l’on ne comptait plus, et que l’on arrivait par la filière d’épithètes qui suivent : ci-devant, faux-toupet, aile de pigeon, perruque, étrusque, mâchoire, ganache, au dernier degré de la décrépitude, à l’épithète la plus infamante : académicien et membre de l’Institut ! ce qui ne manquait pas d’arriver à l’âge de quarante ans environ ; — tout cela dans une seule leçon. Oh ! le grand maître que c’était que Ferdinand de C*** !
Daniel faisait bien quelques objections, mais Ferdinand répondait avec un tel aplomb et une telle volubilité, que, s’il eût voulu vous persuader, mon cher lecteur, que vous n’êtes rien autre chose qu’un imbécile, il en serait venu à bout en moins d’un quart d’heure, en moins de temps que je n’en prends pour l’écrire. Dès cet instant, le jeune Daniel fut travaillé de la plus horrible ambition qui ait jamais dévoré une poitrine humaine.
En entrant chez lui, il trouva son père qui lisait le Constitutionnel, et il l’appela garde national ! Après une seule leçon, employer garde national comme injure, lui qui avait été élevé dans la patrioterie et la religion de la baïonnette citoyenne, quel immense progrès ! quel pas de géant ! Il donna un coup de poing dans son tuyau de poêle (son chapeau), jeta son habit à queue de morue, et jura, sur son âme, qu’il ne le remettrait de sa vie ; il monta dans sa chambre, ouvrit sa commode, en tira toutes ses chemises, et leur coupa le col impitoyablement, la guillotine étant une paire de ciseaux de sa mère. Il alluma du feu, brûla son Boileau, son Voltaire et son Racine, tous les vers classiques qu’il avait, les siens comme les autres, et ce n’est que par miracle que ceux qui nous servent d’épigraphe ont échappé à cette combustion générale. Il se cloîtra chez lui, et lut tous les ouvrages nouveaux que Ferdinand lui avait prêtés, en attendant qu’il eût une royale assez confortable pour se présenter à l’univers. La royale se fit attendre six semaines ; elle n’était pas encore très-fournie, mais du moins l’intention d’en avoir une était évidente, et cela suffisait. Il s’était fait confectionner, par le tailleur de Ferdinand, un habillement complet dans le dernier goût romantique, et, dés qu’il fut fait, il s’en revêtit avec ferveur, et n’eut rien de plus pressé que de se rendre chez son ami. L’ébahissement fut grand dans toute la longueur de la rue Saint-Denis ; l’on n’était pas accoutumé à de pareilles innovations. Daniel avançait majestueusement, accompagné d’une queue de petits polissons criant à la chienlit ; mais il n’y faisait seulement pas attention, tant il était déjà cuirassé contre l’opinion, et dédaigneux du public : deuxième progrès !
Il arriva chez Ferdinand qui le félicita du changement opéré en lui. Daniel demanda lui-même un cigare, et le fuma vertueusement jusqu’au bout ; après quoi Ferdinand, achevant ce qu’il avait commencé d’une manière triomphale, lui indiqua plusieurs recettes et ficelles pour différents styles, tant en prose qu’en vers. Il lui apprit à faire du rêveur, de l’intime, de l’artiste, du dantesque, du fatal, et tout cela dans la même matinée. Le rêveur, avec une nacelle, un lac, un saule, une harpe, une femme attaquée de consomption et quelques versets de la Bible ; l’intime, avec une savate, un pot de chambre, un mur, un carreau cassé, avec son beefsteak brûlé pu toute autre déception morale aussi douloureuse ; l’artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu, en y prenant des noms de peintres en i ou en o, et pardessus tout, en appelant Titien, Tiziano, et Véronèse, Paolo Cagliari ; le dantesque, au moyen de l’emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c’est pourquoi ; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah ! oh ! anathème ! malédiction ! enfer ! ainsi de suite, jusqu’à extinction de chaleur naturelle.
Il lui fit voir aussi comment on s’y prenait pour trouver la rime riche ; il cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la jambe d’un alexandrin à la figure de l’alexandrin qui vient après, comme une danseuse d’opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse qui se trémousse derrière elle ; il lui monta une palette flamboyante : noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, une véritable queue de paon ; il lui fit aussi apprendre par cœur quelques termes d’anatomie, pour parler cadavre un peu proprement, et le renvoya maître passé en la gaie science du romantisme.
 
 
Théophile Gautier, Les Jeunes France, romans goguenards, 1833.
Texte intégral dans Gallica : Charpentier, 1878