La scène de reconnaissance

Chapitre XVII

Isabelle et Vallombreuse

À l'aspect d'Isabelle, que soutenaient Hérode et Sigognac, et à qui sa pâleur exsangue donnait l'air d'une morte, le prince leva les bras au ciel en poussant un soupir. "Je suis arrivé trop tard, dit-il, quelque diligence que j'aie faite", et il se baissa vers la jeune comédienne, dont il prit la main inerte.
À cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l'albâtre, brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue de cette bague. Il la tira du doigt d'Isabelle avec un
tremblement convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s'approcher, et à la lueur plus vive de la cire déchiffra le blason gravé sur la pierre, mettant l'anneau tout près de la clarté et l'éloignant ensuite pour en mieux saisir les détails avec sa vue de vieillard.
Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusement les gestes égarés du prince, et ses changements de physionomie à la vue de ce bijou qu'il paraissait bien connaître, et qu'il tournait et retournait entre ses mains, comme ne pouvant se décider à admettre une idée pénible.
–  Où est Vallombreuse, s'écria-t-il enfin d'une voix tonnante, où est ce monstre indigne de ma race ?
Il avait reconnu, à n'en pouvoir douter, dans cette bague, l'anneau orné d'un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu'il écrivait à Cornélia mère d'Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le tenait-elle ? Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne ? Cette profession de comédienne qu'elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le faire croire. Alors, c'est sa sœur que poursuivait ce damné libertin ; cet amour est un inceste ; oh ! je suis cruellement puni d'une faute ancienne.
Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra le prince tenant la bague qu'il lui avait ôtée du doigt. Il lui sembla avoir déjà vu cette figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni barbe grise. On eût dit la copie vieillie du portrait placé au-dessus de la cheminée. Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspect le cœur d'Isabelle. Elle vit aussi près d'elle le brave Sigognac et le bon Hérode, tous deux sains et saufs, et aux transes de la lutte succéda la sécurité de la délivrance. Elle n'avait plus rien à craindre ni pour ses amis, ni pour elle. Se soulevant à demi, elle inclina la tête devant le prince, qui la contemplait avec une attention passionnée, et paraissait chercher dans les traits de la jeune fille une ressemblance à un type autrefois chéri.
– De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle certains souvenirs ; l'avez-vous depuis longtemps en votre possession ? dit le vieux seigneur d'une voix émue.
– Je le possède depuis mon enfance, et c'est l'unique héritage que j'aie recueilli de ma mère, répondit Isabelle.
– Et qui était votre mère, que faisait-elle ? dit le prince avec un redoublement d'intérêt.
– Elle s'appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle, et c'était une pauvre comédienne de province qui jouait les reines et les princesses tragiques dans la troupe dont je fais partie encore.
– Cornélia ! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c'est bien elle ; mais, dominant son émotion, il reprit un air majestueux et calme, et dit à Isabelle : Permettez-moi de garder cet anneau. Je vous le remettrai quand il faudra.
– Il est bien entre les mains de votre seigneurie, répondit la jeune comédienne, en qui, à travers les brumeux souvenirs de l'enfance, s'ébauchait le souvenir d'une figure que, toute petite, elle avait vue se pencher vers son berceau.


Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, 1863.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1863