Mademoiselle Mimi

Chap. XIV

Mademoiselle Mimi

La bohème de Murger est une bohème sentimentale dont les héroïnes sont des grisettes, c’est-à-dire de jeunes ouvrières, fleuristes ou modèles pour les peintres. Ce sont des amours romantiques dans le droit fil de Mimi Pinson d’Alfred de Musset. Mimi est la compagne du poète Rodolphe, mais celle-ci est aussi volage et les fâcheries sont nombreuses.
 
Ce fut au détour de sa vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l’époque où il rencontra Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C’était certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohême. Et lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu’un empereur sous la robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l’amour comme une chose de luxe, un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en relation avec une giletière qu’il rendit contrefaite de corps et d’esprit à force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages philosophiques, prétendait que l’amour était une espèce de purgation, bonne à prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque révérence de l’amour ; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d’être aimé, l’azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d’étoiles, etc., etc. Cette manie l’avait fait surnommer l’harmonica, par Schaunard. Marcel avait aussi fait à ce propos un mot très joli, où, faisant allusion aux tirades sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu’à sa calvitie précoce, il l’appelait : myosotis chauve. La vérité vraie était ceci : Rodolphe croyait alors sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d’amour ; il chantait insolemment le De profundis sur son cœur qu’il croyait mort, alors qu’il n’était qu’immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu’il n’espérait plus et qui le désespéraient aujourd’hui. Vous l’avez voulu, ô Rodolphe ! et nous ne vous plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu’on envie le plus, surtout si l’on sait qu’on en est à jamais guéri.
Rodolphe rencontra donc la jeune Mimi qu’il avait jadis connue, alors qu’elle était la maîtresse d’un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d’abord un grand haro parmi les amis de Rodolphe lorsqu’ils apprirent son mariage ; mais comme mademoiselle Mimi était fort avenante, point du tout bégueule, et supportait sans maux de tête la fumée de la pipe et les conversations littéraires, on s’accoutuma à elle et on la traita comme une camarade. Mimi était une charmante femme et d’une nature qui convenait particulièrement aux sympathies plastiques et poétiques de Rodolphe. Elle avait vingt-deux ans ; elle était petite, délicate, mièvre. Son visage semblait l’ébauche d’une figure aristocratique ; mais ses traits, d’une certaine finesse et comme doucement éclairés par les lueurs de ses yeux bleus et limpides, prenaient en de certains moments d’ennui ou d’humeur un caractère de brutalité presque fauve, où un physiologiste aurait peut-être reconnu l’indice d’un profond égoïsme ou d’une grande insensibilité. Mais c’était le plus souvent une charmante tête au sourire jeune et frais, aux regards tendres ou pleins d’impérieuse coquetterie. Le sang de la jeunesse courait chaud et rapide dans ses veines, et colorait de teintes rosées sa peau transparente aux blancheurs de camélia. Cette beauté maladive séduisait Rodolphe, et il passait souvent, la nuit, bien des heures à couronner de baisers le front pâle de sa maîtresse endormie, dont les yeux humides et lassés brillaient à demi-clos sous le rideau de ses magnifiques cheveux bruns. Mais ce qui contribua surtout à rendre Rodolphe amoureux fou de mademoiselle Mimi, ce furent ses mains que, malgré les soins du ménage, elle savait conserver plus blanches que les mains de la déesse de l’Oisiveté. Cependant, ces mains si frêles, si mignonnes, si douces aux caresses de la lèvre, ces mains d’enfant entre lesquelles Rodolphe avait déposé son cœur de nouveau en floraison, ces mains blanches de mademoiselle Mimi devaient bientôt mutiler le cœur du poète avec leurs ongles roses.

Henry Murger, Scènes de la vie de Bohème, 1851.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1851