De la politesse
L’on peut définir l’esprit de politesse
Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant ; il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.
La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.
L’on peut définir l’esprit de politesse ; l’on ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions : l’esprit tout seul ne la fait pas deviner ; il fait qu’on la suit par imitation, et que lion s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse, et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite et le rendent agréable, et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.
Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes.
Jean de La Bruyère (1645-1696), Les Caractères, 1688.
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1876