Bon appétit ! messieurs !

Acte III, Scène II

Ruy Blas

L’acte III présente l’ascension fulgurante de Ruy Blas qui, devenu Premier ministre pour avoir agréé le couple royal, se décide à opérer un tour de force politique, aussi bien que dramatique et rhétorique du reste. Le ministre dénonce avec truculence, entre sublime et grotesque, les excès et les crimes des Grands. C’est la fameuse tirade du « Bon appétit ! messieurs ! » qui fait, encore aujourd’hui, la fortune de la pièce.
 
RUY BLAS, survenant.
Bon appétit ! messieurs ! –
Tous se retournent. Silence de surprise et d'inquiétude, Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.
O ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que d'emplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe ! […]

Et vous osez !... – Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, – j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! –
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu'on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d'or !
Et ce n'est pas assez ! et vous voulez, mes maîtres !... –
Ah ! j'ai honte pour vous ! – Au-dedans, routiers, reitres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L'escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c'était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu !
Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L'herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d’œuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L'Espagne est un égout où vient l'impureté
De toute nation. – Tout seigneur à ses gages
À cent coupejarrets qui parlent cent langages. »

Victor Hugo, Ruy Blas, 1838
> Texte intégral dans Gallica : Leipzig, Brockhaus et Avenarius, 1838