Aujourd'hui je suis reine. Autrefois j'étais libre.

Acte II, Scène I

Doña Maria de Neubourg, reine d'Espagne

L’acte II développe l’intrigue entre Ruy Blas et la reine, que l’amour éperdu de ce nouveau Grand d’Espagne détourne de son profond ennui à la cour. La rêverie mélancolique de la reine – d’origine allemande – introduit une pause poétique propice à la couleur locale.
 
LA REINE, Elle s'éloigne un peu de Casilda et retombe dans sa rêverie.
Que ne suis-je encor, moi qui crains tons ces grands,
Dans ma bonne Allemagne avec mes bons parents !
Comme, ma sœur et moi, nous courions dans les herbes !
Et puis des paysans passaient traînant des gerbes ;
Nous leur parlions. C'était charmant. Hélas ! un soir,
Un homme vint, qui dit : – Il était tout en noir.
Je tenais par la main ma sœur, douce compagne. –
« Madame, vous allez être reine d'Espagne. »
Mon père était joyeux et ma mère pleurait.
Ils pleurent tous les deux à présent. – En secret
Je vais faire envoyer cette boîte à mon père,
Il sera bien content. – Vois, tout me désespère.
Mes oiseaux d'Allemagne, ils sont tous morts ;

Casilda fait le signe de tordre le cou à des oiseaux, en regardant de travers la camerera.

Et puis
On m'empêche d'avoir des fleurs de mon pays.
Jamais à mon oreille un mot d'amour ne vibre.
Aujourd'hui je suis reine. Autrefois j'étais libre !
Comme tu dis, ce parc est bien triste le soir,
Et les murs sont si hauts qu'ils empêchent de voir,
– Oh ! l'ennui ! –

On entend au dehors un chant éloigné.

Qu'est ce bruit ?

CASILDA. Ce sont les lavandières
Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.

Le chant se rapproche. On distingue les paroles. La reine écoute avidement.

VOIX DU DEHORS.
A quoi bon entendre
Les oiseaux des bois ?
L'oiseau le plus tendre
Chante dans ta voix.

Que Dieu montre ou voile
Les astres des cieux !
La plus pure étoile
Brille dans tes yeux.

Qu'Avril renouvelle
Le jardin en fleur !
La fleur la plus belle
Fleurit dans ton cœur.

Cet oiseau de flamme,
Cet astre du jour,
Cette fleur de l'âme
S'appelle l'amour !

Les voix décroissent et s'éloignent.

LA REINE, rêveuse.

L'amour ! – Oui, celles-là sont heureuses. – Leur voix,
Leur chant me fait du mal et du bien à la fois.
 
Victor Hugo, Ruy Blas, 1838
> Texte intégral dans Gallica : Leipzig, Brockhaus et Avenarius, 1838