Maupin passe la nuit avec Rosette

Chapitre XVI

 

Madeleine de Maupin, travestie en homme sous le nom de Théodore, passe la nuit avec Rosette, l’ancienne maîtresse de d’Albert.
 
Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. – Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. – De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrase.
Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. – Il ne parut pas au dîner ni au souper. – D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. – Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendit pas au dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours. D’Albert et Rosette étaient on ne peut plus étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition, d’Albert surtout qui, par les prouesses de  sa première nuit, croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, que nous allons transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni mes lecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre était ainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autre conclusion.
 

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1835-1836.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1878