Le dénouement

Acte V, scènes 3 et 4

Antony d'Alexandre Dumas

Scène III. Adèle, Antony.
 
ADÈLE. Oh oui ! cette mort avec toi, l’éternité dans tes bras… Oh ! ce serait le ciel, si ma mémoire pouvait mourir avec moi… Mais, comprends-tu, Antony ?… cette mémoire, elle restera vivante aux cœurs de tous ceux qui nous ont connus… on demandera compte à ma fille de ma vie et de ma mort… On lui dira : Ta mère… elle a cru qu’un nom taché se lavait avec du sang… enfant, ta mère s’est trompée, son nom est à jamais déshonoré, flétri ! et toi, toi… tu portes le nom de ta mère… On lui dira : elle a cru fuir la honte en mourant… et elle est morte dans les bras de l’homme à qui elle devait sa honte ; et, si elle veut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et l’on dira : Regarde… les voilà !
 
ANTONY. Oh ! nous sommes donc maudits ! ni vivre ni mourir enfin !
 
ADÈLE. Oui… oui, je dois mourir seule… tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver… tu ne peux plus qu’une chose pour moi… va-t’en, au nom du ciel, va-t’en !
 
[…]
 
ADÈLE. On monte l’escalier… on sonne… C’est lui… fuis, fuis !
 
ANTONY, fermant la porte. Eh ! je ne veux pas fuir, moi… Écoute… tu disais tout à l’heure que tu ne craignais pas la mort.
 
ADÈLE. Non, non… Oh ! tue-moi, par pitié !
 
ANTONY. Une mort qui sauverait ta réputation, celle de ta fille ?
 
ADÈLE. Je la demanderais à genoux.
 
Une voix, au dehors.
Ouvrez… Ouvrez… Enfoncez cette porte…
 
ANTONY. Et à ton dernier soupir tu ne haïrais pas ton assassin ?
 
ADÈLE. Je le bénirais… mais hâte-toi… cette porte…
 
ANTONY. Ne crains rien… la mort sera ici avant lui… Mais songes-y, la mort !
 
ADÈLE. Je la demande, je la veux, je l’implore. — (Se jetant dans ses bras.) Je viens la chercher.
 
ANTONY, lui donne un baiser.
Eh bien ! meurs !
(Il la poignarde.)
 
ADÈLE, tombant dans un fauteuil. Ah !…
(Au même moment la porte du fond s’enfonce ; le colonel d’Hervey se précipite sur le théâtre.)
 
Scène IV. Le Colonel d’Hervey, Antony, Adèle, plusieurs domestiques.
 
LE COLONEL. Infâme !… que vois-je ?… Adèle !… morte !…
 
ANTONY. Oui ! Morte ! Elle me résistait, je l’ai assassinée !…
(Il jette son poignard aux pieds du colonel.)

Alexandre Dumas, Antony, 1831.
> Texte intégral dans Gallica : Marchant, Paris, 1857