Amour et conventions sociales

Acte II, scène 4

Antony d'Alexandre Dumas

ADÈLE. Antony, le monde a ses lois, la société ses exigences ; qu’elles soient des devoirs ou des préjugés, les hommes les ont faites telles, et, eussé-je le désir de m’y soustraire, qu’il faudrait encore que je les acceptasse.
 
ANTONY. Et pourquoi les accepterais-je, moi ?… Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m’avoir épargné une peine ou rendu un service ; non, grâce au ciel, je n’ai reçu d’eux qu’injustice, et ne leur dois que haine… Je me détesterais du jour où un homme me forcerait à l’aimer… Ceux à qui j’ai confié mon secret ont reversé sur mon front la faute de ma mère… Pauvre mère !… ils ont dit : Malheur à toi, qui n’as pas de parents !… Ceux auxquels je l’ai caché ont calomnié ma vie… ils ont dit : Honte à toi, qui ne peux pas avouer à la face de la société d’où te vient ta fortune !… Ces deux mots, honte et malheur, se sont attachés à moi comme deux mauvais génies… J’ai voulu forcer les préjugés à céder devant l’éducation… arts, langues, science, j’ai tout étudié, tout appris… Insensé que j’étais d’élargir mon cœur pour que le désespoir pût y tenir ! Dons naturels ou sciences acquises, tout s’effaça devant la tache de ma naissance ; les carrières ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent devant moi ; il fallait dire mon nom, et je n’avais pas de nom. Oh ! que ne suis-je né pauvre et resté ignorant, perdu dans le peuple ! je n’y aurais pas été poursuivi par les préjugés ; plus ils se rapprochent de la terre plus ils diminuent, jusqu’à ce que trois pieds au-dessous ils disparaissent tout à fait.
 
ADÈLE. Oui, oui, je comprends… Oh ! Plaignez-vous ! Plaignez-vous !… car ce n’est qu’avec moi que vous pouvez vous plaindre !
 
ANTONY. Je vous vis, je vous aimai ; le rêve de l’amour succéda à celui de l’ambition et de la science ; je me cramponnai à la vie, je me jetai dans l’avenir, pressé que j’étais d’oublier le passé… Je fus heureux… quelques jours… les seuls de ma vie… merci, ange ! car c’est à vous que je dois cet éclair de bonheur, que je n’eusse pas connu sans vous…
 

Alexandre Dumas, Antony, 1831.
> Texte intégral dans Gallica : Marchant, Paris, 1857