Forfaits de Bougainville
[…] Écoute la suite de tes forfaits. À peine t’es-tu montré parmi eux, qu’ils sont devenus voleurs. À peine es-tu descendu dans notre terre, qu’elle a fumé de sang. Ce Taïtien qui courut à ta rencontre, qui t’accueillit, qui te reçut en criant : Taïo ! ami, ami ; vous l’avez tué. Et pourquoi l’avez-vous tué ? parce qu’il avait été séduit par l’éclat de tes petits œufs de serpents. Il te donnait ses fruits ; il t’offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa cabane : et tu l’as tué pour une poignée de ces grains, qu’il avait pris sans te le demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur s’est emparée de lui ; et il s’est enfui dans la montagne. Mais crois qu’il n’aurait pas tardé d’en descendre ; crois qu’en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je l’ignore ; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l’éprouva jamais.
Tu t’es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été respecté ; tu as joui de tout ; tu n’as trouvé sur ton chemin ni barrière, ni refus : on t’invitait ; tu t’asseyais ; on étalait devant toi l’abondance du pays. As-tu voulu des jeunes filles ? excepté celles qui n’ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t’ont présenté les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n’a troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses ni des siennes. On a chanté l’hymne, l’hymne qui t’exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre couche ; et c’est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son père, peut-être.
Tu as fait pis encore ; regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces armes qui n’avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de nos plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois le désespoir de leurs mères : c’est là qu’elles sont condamnées à périr par nos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort : éloigne-toi ; va, et puissent les mers coupables qui t’ont épargné dans ton voyage, s’absoudre, et nous venger en t’engloutissant avant ton retour ! Et vous, Taïtiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n’entendent à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l’écume dont sa fureur blanchit une rive déserte ! »
Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772
> Texte intégral, Paris, Garnier frères, 1875-1877