De l’influence des sens sur la morale

Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient

Comme je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et sur les vertus. Je m’aperçus d’abord qu’il avait une aversion prodigieuse pour le vol ; elle naissait en lui de deux causes : de la facilité qu’on avait de le voler sans qu’il s’en aperçût ; et plus encore, peut-être, de celle qu’on avait de l’apercevoir quand il volait. Ce n’est pas qu’il ne sache très bien se mettre en garde contre le sens qu’il nous connaît de plus qu’à lui et qu’il ignore la manière de bien cacher un vol. Il ne fait pas grand cas de la pudeur : sans les injures de l’air, dont les vêtements le garantissent, il n’en comprendrait guère l’usage ; et il avoue franchement qu’il ne devine pas pourquoi l’on couvre plutôt une partie du corps qu’une autre, et moins encore par quelle bizarrerie on donne entre ces parties la préférence à certaines, que leur usage et les indispositions auxquelles elles sont sujettes demanderaient que l’on tînt libres. Quoique nous soyons dans un siècle où l’esprit philosophique nous a débarrassés d’un grand nombre de préjugés, je ne crois pas que nous en venions jamais jusqu’à méconnaître les prérogatives de la pudeur aussi parfaitement que mon aveugle. Diogène n’aurait point été pour lui un philosophe.
 
Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte, je les soupçonne, en général, d’inhumanité. Quelle différence y a-t-il pour un aveugle, entre un homme qui urine et un homme qui, sans se plaindre, verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous que la privation de la vue sur les aveugles ? tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n’eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu’à égorger un bœuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n’est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah, madame ! que la morale des aveugles est différente de la nôtre ! que celle d’un sourd différerait encore de celle d’un aveugle, et qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis !
 
Notre métaphysique ne s’accorde pas mieux avec la leur. Combien de principes pour eux qui ne sont que des absurdités pour nous, et réciproquement ! Je pourrais entrer là-dessus dans un détail qui vous amuserait sans doute, mais que de certaines gens, qui voient du crime à tout, ne manqueraient pas d’accuser d’irréligion, comme s’il dépendait de moi de faire apercevoir aux aveugles les choses autrement qu’ils ne les aperçoivent. Je me contenterai d’observer une chose dont je crois qu’il faut que tout le monde convienne : c’est que ce grand raisonnement, qu’on tire des merveilles de la nature, est bien faible pour des aveugles. La facilité que nous avons de créer, pour ainsi dire, de nouveaux objets par le moyen d’une petite glace, est quelque chose de plus incompréhensible pour eux que des astres qu’ils ont été condamnés à ne voir jamais. Ce globe lumineux qui s’avance d’orient en occident les étonne moins qu’un petit feu qu’ils ont la commodité d’augmenter ou de diminuer : comme ils voient la matière d’une manière beaucoup plus abstraite que nous, ils sont moins éloignés de croire qu’elle pense.
 
Si un homme qui n’a vu que pendant un jour ou deux se trouvait confondu chez un peuple d’aveugles, il faudrait qu’il prît le parti de se taire, ou celui de passer pour un fou. Il leur annoncerait tous les jours quelque nouveau mystère, qui n’en serait un que pour eux, et que les esprits-forts se sauraient bon gré de ne pas croire. Les défenseurs de la religion ne pourraient-ils pas tirer un grand parti d’une incrédulité si opiniâtre, si juste même, à certains égards, et cependant si peu fondée ? Si vous vous prêtez pour un instant à cette supposition, elle vous rappellera, sous des traits empruntés l’histoire et les persécutions de ceux qui ont eu le malheur de rencontrer la vérité dans des siècles de ténèbres, et l’imprudence de la déceler à leurs aveugles contemporains, entre lesquels ils n’ont point eu d’ennemis plus cruels que ceux qui, par leur état et leur éducation, semblaient devoir être les moins éloignés de leurs sentiments.
 

 

Denis Diderot, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, 1749.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Garnier frères 1875-1877.