Déception de Meilcour

Le « moment » des deux amants

 

— Ah ! Meilcour, s’écria-t-elle d’un ton plus attendri, l’intérêt dont il s’agit ici entre nous est trop grand pour moi pour devoir être traité si légèrement, et je suis perdue si je ne suis pas heureuse.
— Non, repris-je, en la pressant dans mes bras, ma tendresse ne vous laissera rien à désirer.
— Mais, Meilcour, répondit-elle, en paraissant rêver, ne pouvez-vous pas être content de mon amitié ? Songez-vous que je ne vous préférerai personne, et qu’à peu de chose près, j’aurai pour vous l’amour le plus tendre ? Croyez-moi, ajouta-t-elle, en me regardant avec des yeux que la passion la plus vive animait, c’est l’unique parti qui nous reste, et ce que je refuse ne vaut pas ce que je vous offre.
— Non, lui dis-je, en me jetant à ses genoux, et plus enflammé encore par sa résistance, non, vous me rendrez tout ce que j’ai perdu.
— Ah ! cruel, s’écria-t-elle en soupirant, voulez-vous faire le malheur de ma vie, et n’avez-vous pas déjà assez de preuves de ma tendresse ? Levez-vous, ajouta-t-elle d’une voix presque éteinte, vous ne voyez que trop que je vous aime. Puissiez-vous un jour me prouver que vous m’aimez !
En achevant ces paroles, elle baissa les yeux, comme si elle eût été honteuse de m’en avoir tant dit. Malgré le tour sérieux que notre conversation avait pris sur sa fin, je me souvenais parfaitement du ridicule que Madame de Lursay avait jeté sur mes craintes. Je la pressai tendrement de me regarder : je l’obtins.
Nous nous fixâmes. Je lui trouvai dans les yeux cette impression de volupté que je lui avais vue le jour qu’elle m’apprenait par quelles progressions on arrive aux plaisirs, et combien l’amour les subdivise. Plus hardi, et cependant encore trop timide, j’essayais en tremblant jusques où pouvait aller son indulgence. Il semblait que mes transports augmentassent encore ses charmes, et lui donnassent des grâces plus touchantes. Ses regards, ses soupirs, son silence, tout m’apprit, quoique un peu tard, à quel point j’étais aimé. J’étais trop jeune pour ne pas croire aimer moi-même.
L’ouvrage de mes sens me parut celui de mon cœur. Je m’abandonnai à toute l’ivresse de ce dangereux moment, et je me rendis enfin aussi coupable que je pouvais l’être.
Je l’avouerai : mon crime me plut, et mon illusion fut longue, soit que le maléfice de mon âge l’entretînt, ou que Madame de Lursay seule le prolongeait. Loin de m’occuper de mon infidélité, je ne songeais qu’à jouir de ma victoire. Ce que je croyais qu’elle m’avait coûté me la rendait encore plus précieuse, et quoique je ne triomphasse, dans le fond, que des obstacles que je m’étais opposés, je n’en imaginai pas moins que la résistance de Madame de Lursay avait été extrême. Je n’en fus pas plutôt possesseur que je sentis renaître toute mon estime pour elle et que je portai l’aveuglement au point d’oublier tous les amants que Versac lui avait donnés, et celui dont elle venait elle-même de convenir avec moi. L’unique chose qu’alors je souhaitasse pour l’avenir, était qu’elle ne cessât pas de m’aimer : ses charmes flattaient mes sens, et son amour, qui me paraissait prodigieux, se communiquait à mon âme, et y répandait le trouble le plus flatteur.
[…]
Quelque enchanté que je fusse, mes yeux s’ouvrirent enfin. Sans connaître ce qui me manquait, je sentis du vide dans mon âme. Mon imagination seule était émue et, pour ne pas tomber dans la langueur, j’avais besoin de l’exciter. J’étais encore empressé, mais moins ardent. J’admirais toujours, et n’étais plus touché. Ce fut en vain que je voulus me rendre mes premiers transports. Je ne me livrais plus à Madame de Lursay que d’un air contraint, et je me reprochais jusqu’aux moindres désirs que sa beauté m’arrachait encore.
Hortense, cette Hortense que j’adorais, quoique je l’eusse si parfaitement oubliée, revint régner sur mon cœur.

 

Claude-Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777), Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736.
> Texte intégral : Paris, Prault, 1736-1738