Conseils de Versac

 

Il faut d’abord se persuader qu’en suivant les principes connus, on n’est jamais qu’un homme ordinaire ; que l’on ne paraît neuf qu’en s’en écartant ; que les hommes n’admirent que ce qui les frappe, et que la singularité seule produit cet effet sur eux. On ne peut donc être trop singulier, c’est-à-dire qu’on ne peut trop affecter de ne ressembler à personne, soit par les idées, soit par les façons. Un travers que l’on possède seul fait plus d’honneur qu’un mérite que l’on partage avec quelqu’un. Ce n’est pas tout : vous devez apprendre à déguiser si parfaitement votre caractère que ce soit en vain qu’on s’étudie à le démêler. Il faut encore que vous joigniez à l’art de tromper les autres celui de les pénétrer ; que vous cherchiez toujours, sous ce qu’ils veulent vous paraître, ce qu’ils sont en effet. C’est aussi un grand défaut pour le monde que de vouloir ramener tout à son propre caractère. Ne paraissez point offensé des vices que l’on vous montre et ne vous vantez jamais d’avoir découvert ceux que l’on croit vous avoir dérobés. Il vaut souvent mieux donner mauvaise opinion de son esprit, que de montrer tout ce qu’on en a; cacher, sous un air inappliqué et étourdi, le penchant qui vous porte à la réflexion, et sacrifier votre vanité à vos intérêts. Nous ne nous déguisons jamais avec plus de soin que devant ceux à qui nous croyons l’esprit d’examen. Leurs lumières nous gênent. En nous moquant de leur raison, nous voulons cependant leur montrer qu’ils n’en ont pas plus que nous. Sans nous corriger, ils nous forcent à dissimuler ce que nous sommes, et nos travers sont perdus pour eux. Si nous étudions les hommes, que ce soit moins pour prétendre à les instruire, que pour parvenir à les bien connaître. Renonçons à la gloire de leur donner des leçons.
Paraissons quelquefois leurs imitateurs, pour être plus sûrement leurs juges ; aidons-les par notre exemple, par nos éloges mêmes, à se développer devant nous, et que notre esprit ne nous serve qu’à nous plier à toutes les opinions. Ce n’est qu’en paraissant se livrer soi-même à l’impertinence, qu’il n’échappe rien de celle d’autrui.
— Vous me semblez-vous contredire, interrompis-je : ce dernier précepte détruit l’autre. Si je deviens imitateur, je cesse d’être singulier.
— Non, reprit-il, cette souplesse d’esprit que je vous conseille n’exclut pas la singularité que je vous ai recommandée. L’une ne vous est pas moins nécessaire que l’autre : sans la première, vous ne frapperiez personne, sans la seconde, vous déplairiez à tout le monde, ou du moins, vous perdriez le fruit de toutes les observations que vous feriez. D’ailleurs, on n’est jamais moins à portée de deviner ce que vous êtes que lorsque vous paraissez être tout ; et un génie supérieur sait embellir ce que les autres lui fournissent, et le rendre neuf à leurs yeux mêmes.
Une chose encore extrêmement nécessaire, c’est de ne s’occuper jamais que du soin de se faire valoir. On vous aura dit, peut-être même aurez-vous lu, que celui de faire valoir les autres est plus convenable ; mais il me semble qu’on peut s’en reposer sur eux, et, pour moi, je n’ai encore vu personne, quelque modestie qu’il affectât, qui ne trouvât toujours en fort peu de temps le secret de m’apprendre à quel point il s’estimait, et combien je devais l’estimer moi-même...

 

Claude-Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777), Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736.
> Texte intégral : Paris, Prault, 1736-1738