Conseils à Meilcour
Ce qu’alors les deux sexes nommaient amour était une sorte de commerce où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment.
On disait trois fois à une femme qu’elle était jolie, car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
Il arrivait même quelquefois qu’un homme n’avait pas besoin de parler, et, ce qui, dans un siècle aussi sage que le nôtre, surprendra peut-être plus, souvent on n’attendait pas qu’il répondît.
Un homme, pour plaire, n’avait pas besoin d’être amoureux : dans des cas pressés, on le dispensait même d’être aimable.
La première vue décidait une affaire, mais, en même temps, il était rare que le lendemain la vît subsister ; encore, en se quittant avec cette promptitude, ne prévenait-on pas toujours le dégoût.
Pour rendre la société plus douce, on était convenu d’en retrancher les façons : on ne la trouvera pas encore assez aisée ; on en supprimera les bienséances.
Si nous en croyons d’anciens mémoires, les femmes étaient autrefois plus flattées d’inspirer le respect que le désir ; et peut-être y gagnaient-elles. À la vérité, on leur parlait amour moins promptement, mais celui qu’elles faisaient naître n’en était que plus satisfaisant, et que plus durable.
Alors elles imaginaient qu’elles ne devaient jamais se rendre, et en effet elles résistaient. Celles de mon temps pensaient d’abord qu’il n’était pas possible qu’elles se défendissent, et succombaient par ce préjugé, dans l’instant même qu’on les attaquait.
Il ne faut cependant pas inférer de ce que je viens de dire qu’elles offrissent toutes la même facilité. J’en ai vu qui, après quinze jours de soins rendus, étaient encore indécises, et dont le mois tout entier n’achevait pas la défaite. Je conviens que ce sont des exemples rares, et qui semblent ne devoir pas tirer à conséquence pour le reste ; même, si je ne me trompe, les femmes sévères à ce point-là passaient pour être un peu prudes.
Les mœurs ont depuis ce temps-là si prodigieusement changé que je ne serais pas surpris qu’on traitât de fable aujourd’hui ce que je viens de dire sur cet article. Nous croyons difficilement que des vices et des vertus qui ne sont plus sous nos yeux aient jamais existé : il est cependant réel que je n’exagère pas.
Loin que je susse la façon dont l’amour se menait dans le monde, je croyais, malgré ce que je voyais tous les jours, qu’il fallait un mérite supérieur pour plaire aux femmes, et quelque bonne opinion que j’eusse en secret de moi-même, je ne me trouvais jamais digne d’en être aimé : je suis même certain que, quand je les aurais mieux connues, je n’en aurais pas été moins timide. Les leçons et les exemples sont peu de choses pour un jeune homme ; et ce n’est jamais qu’à ses dépens qu’il s’instruit.
Claude-Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777), Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736.
> Texte intégral : Paris, Prault, 1736-1738