Des hommes libres et égaux

Des progrès futurs de l’esprit humain

 

Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes ; pour s’entretenir, par l’horreur de leurs excès, dans une utile vigilance ; pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître !
En parcourant l’histoire des sociétés, nous aurons eu l’occasion de faire voir que souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle ; entre l’égalité qui est établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus : nous aurons fait remarquer que cette différence a été une des principales causes de la destruction de la liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à des tyrans étrangers.
Ces différences ont trois causes principales : l’inégalité de richesse, l’inégalité d’état entre celui dont les moyens de subsistance assurée pour lui-même se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail ; enfin, l’inégalité d’instruction.
Il faudra donc montrer que ces trois espèces d’inégalité réelle doivent diminuer continuellement, sans pourtant s’anéantir ; car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu’il serait absurde et dangereux de vouloir détruire ; et l’on ne pourrait même tenter d’en faire disparaître entièrement les effets, sans ouvrir des sources d’inégalité plus fécondes, sans porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.
Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l’égalité, et que leur excessive disproportion ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir ; si la liberté du commerce et de l’industrie fait disparaître l’avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes ; enfin, l’incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l’exécution, n’arrêtent pas l’activité du pauvre et n’engloutissent pas ses faibles capitaux ; si l’administration publique n’ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d’opulence, fermées au reste des citoyens ; si les préjugés et l’esprit d’avarice, propre à l’âge avancé, ne président point aux mariages ; si enfin, par la simplicité des mœurs et la sagesse des institutions, les richesses ne sont plus des moyens de satisfaire la vanité ou l’ambition, sans que cependant une austérité mal entendue, ne permettant plus d’en faire un moyen de jouissances recherchées, force de conserver celles qui ont été une fois accumulées.
Comparons, dans les nations éclairées de l’Europe, leur population actuelle et l’étendue de leur territoire. Observons, dans le spectacle que présentent leur culture et leur industrie, la distribution des travaux et des moyens de subsistance ; et nous verrons qu’il serait impossible de conserver ces moyens dans le même degré, et, par une conséquence nécessaire, d’entretenir la même masse de population, si un grand nombre d’individus cessaient de n’avoir, pour subvenir presque entièrement à leurs besoins ou à ceux de leur famille, que leur industrie et ce qu’ils tirent des capitaux employés à l’acquérir ou à en augmenter le produit. Or, la conservation de l’une et de l’autre de ces ressources dépend de la vie, de la santé même du chef de chaque famille. C’est, en quelque sorte, une fortune viagère, ou même plus dépendante du hasard ; et il en résulte une différence très réelle entre cette classe d’hommes et celle dont les ressources ne sont point assujetties aux mêmes risques, soit que le revenu d’une terre, ou l’intérêt d’un capital presque indépendant de leur industrie, fournisse à leurs besoins
Il existe donc une cause nécessaire d’inégalité, de dépendance et même de misère, qui menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.
Nous montrerons qu’on peut la détruire en grande partie, en opposant le hasard à lui-même ; en assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes, mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d’avoir besoin d’en recueillir le fruit.

 

Jean-Antoine Caritat de Condorcet (1743-1794), Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1795.
> Texte intégral : Paris, Masson et Fils, 1822