Salon de 1846 : Delacroix

IV - Eugène Delacroix

Scène des massacres de Scio

Si Baudelaire a déjà exprimé son enthousiasme pour l’œuvre de Delacroix, « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes » (Salon de 1845), le texte du Salon de 1846 constitue une analyse plus détaillée et argumentée des qualités du peintre. Placée à la suite d’une section sur les coloristes, cette étude est un éloge de Delacroix comme romantique et comme peintre du mouvement. Estimant que l’on a trop longtemps été « injuste » envers lui, Baudelaire entreprend de dissiper une idée fausse selon laquelle le peintre de Dante et Virgile serait à la peinture ce que Victor Hugo est à la poésie. Mais ce dernier, pour Baudelaire, est « un ouvrier beaucoup plus adroit qu’inventif » quand Delacroix est « quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur ». Surnaturaliste, Delacroix sait « reproduire la pensée intime de l’artiste », qui domine son modèle, rendre « la vérité du mouvement », et surtout, qualité ultime, il exprime dans sa peinture une « mélancolie singulière » chère à Baudelaire et propre au romantisme.

Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres, et qui s’exprime et par le choix des sujets, et par l’expression des figures, et par le geste et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine ; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux : Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Sardanapale, le Christ aux Oliviers ; le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l’Hamlet si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes ; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople ; la vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d’une certaine beauté intérieure. Il n’exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C’est non-seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, – prodigieux mystère de sa peinture,– la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber.
Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage, – qu’il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l’imagination du dessin. Une portion de l’empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, – le drame, – le drame naturel et vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.
En fait de gestes sublimes, Delacroix n’a de rivaux qu’en dehors de son art. Je ne connais guère que Frédérick Lemaître et Macready.
C’est à cause de cette qualité toute moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l’art. Héritier de la grande tradition, c’est-à-dire de l’ampleur, de la noblesse et de la pompe dans la composition, et digne successeur des vieux maîtres, il a de plus qu’eux la maîtrise de la douleur, la passion, le geste ! C’est vraiment là ce qui fait l’importance de sa grandeur. – En effet, supposez que le bagage d’un des vieux illustres se perde, il aura presque toujours son analogue qui pourra l’expliquer et le faire deviner à la pensée de l’historien. Otez Delacroix, la grande chaîne de l’histoire est rompue et s’écroule à terre.
Dans un article qui a plutôt l’air d’une prophétie que d’une critique, à quoi bon relever des fautes de détail et des taches microscopiques ? L’ensemble est si beau, que je n’en ai pas le courage. D’ailleurs la chose est si facile, et tant d’autres l’ont faite ! – N’est-il pas plus nouveau de voir les gens par leur beau côté ? Les défauts de M. Delacroix sont parfois si visibles qu’ils sautent à l’œil le moins exercé. On peut ouvrir au hasard la première feuille venue, où pendant longtemps l’on s’est obstiné, à l’inverse de mon système, à ne pas voir les qualités radieuses qui constituent son originalité. On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu’ils ont le privilège de l’énormité dans tous les sens.

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, 1868.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.