Salon de 1846 : L'héroïsme

XVIII - De l'héroïsme de la vie moderne

Boulevard des Italiens

L’originalité du Salon de 1846 tient à la manière dont Baudelaire l’a pensé et organisé : plutôt que de regrouper les artistes par genres afin de les commenter un à un, Baudelaire conçoit son ouvrage comme un traité de peinture dans lequel il peut donner toute la mesure de son génie critique. Il s’y livre d’ailleurs à une virulente attaque contre ses contemporains salonniers (« A quoi bon la critique ? ») et prend parti, du point de vue esthétique, pour le romantisme, pour les coloristes et contre les dessinateurs : « Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence. Les coloristes sont des poètes épiques. » L’ouvrage se termine par un l’éloge de l’héroïsme de la vie moderne », écho à l’appel déjà lancé à la fin du Salon de 1845. Après avoir fait l’éloge de l’habit noir, symbole de la modernité, Baudelaire veut montrer qu’on peut trouver celle-ci dans la vie politique et jusque dans le quotidien des tribunaux.
 
Pour rentrer dans la question principale et essentielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. Encore les font-ils en rechignant, et parce qu’ils sont commandés par le gouvernement qui les paye. Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques.
Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, – criminels et filles entretenues,– la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme.
Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de l’opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine éloquence qui lui est propre, témoigné, – une fois pour toutes, – de son mépris et de son dégoût pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières, – vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles : « Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… ! qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier ! »
Il y a donc une beauté et un héroïsme modernes !
Et plus loin : « C’est K. – ou F. – qui est chargé de faire une médaille à ce sujet ; mais il ne saura pas la faire ; il ne peut pas comprendre ces choses-là ! »
Il y a donc des artistes plus ou moins propres à comprendre la beauté moderne.
Ou bien : « Le sublime B… ! Les pirates de Byron sont moins grands et moins dédaigneux. Croirais-tu qu’il a bousculé l’abbé Montès, et qu’il a couru sus à la guillotine en s’écriant : « Laissez-moi tout mon courage ! »
Cette phrase fait allusion à la funèbre fanfaronnade d’un criminel, d’un grand protestant, bien portant, bien organisé, et dont la féroce vaillance n’a pas baissé la tête devant la suprême machine !
Toutes ces paroles, qui échappent à votre langue, témoignent que vous croyez à une beauté nouvelle et particulière, qui n’est celle ni d’Achille, ni d’Agamemnon.
La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère ; mais nous ne le voyons pas.
Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi nécessaire que dans la vie ancienne : – au lit, au bain, à l’amphithéâtre. Les moyens et les motifs de la peinture sont également abondants et variés ; mais il y a un élément nouveau, qui est la beauté moderne.
Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous ; – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein !

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, 1868.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.