L’Exposition universelle de 1855 : Du bizarre

I - Méthode critique

Thé artistique assaisonné de grands hommes

Dans les premières pages de L’Exposition universelle de 1855, Baudelaire définit sa « méthode de critique », une méthode résolument subjective qui consiste à privilégier la manière dont l’œuvre résonne dans la pensée du spectateur. Bannissant les critères de beauté supposés universels prônés par ceux que Heine appelle les « professeurs-jurés » d’esthétique, Baudelaire fait l’éloge d’un « cosmopolitisme » esthétique qui ne s’embrasse d’aucun « voile scolaire », d’aucun « paradoxe universitaire », d’aucune « utopie pédagogique »et récuse tout système : « J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. » C’est dans ces pages qu’il formule l’une de ses thèses esthétiques les plus importantes et les plus séduisantes : « le beau est toujours bizarre ».
 
Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre, puisque tous les types, toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l’ennui et le néant. La variété, condition sine qua non de la vie, serait effacée de la vie. Tant il est vrai qu’il y a dans les productions multiples de l’art quelque chose de toujours nouveau qui échapper éternellement à la règle et aux analyses de l’école ! L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des types et des sensations. – Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet d’un impie qui se substitue à Dieu.
J’irai encore plus loin, n’en déplaise aux sophistes trop fiers qui ont pris leur science dans les livres, et, quelque délicate et difficile à exprimer que soit mon idée, je ne désespère pas d’y réussir. Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à l’infini, dépendante des milieux, des climats, des mœurs, de la race, de la religion et du tempérament de l’artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée, redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planète, sans danger de mort pour l’art lui-même ? Cette dose de bizarrerie qui constitue et définit l’individualité, sans laquelle il n’y a pas de beau, joue dans l’art (que l’exactitude de cette comparaison en fasse pardonner la trivialité) le rôle du goût ou de l’assaisonnement dans les mets, les mets ne différant les uns des autres, abstraction faite de leur utilité ou de la quantité de substance nutritive qu’ils contiennent, que par l’idée qu’ils révèlent à la langue.
Je m’appliquerai donc, dans la glorieuse analyse de cette belle Exposition, si variée dans ses éléments, si inquiétante par sa variété, si déroutante pour la pédagogie, à me dégager de toute espèce de pédanterie. Assez d’autres parleront le jargon de l’atelier et se feront valoir au détriment des artistes. L’érudition me paraît dans beaucoup de cas puérile et peu démonstrative de sa nature. Il me serait trop facile de disserter subtilement sur la composition symétrique ou équilibrée, sur la pondération des tons, sur le ton chaud et le ton froid, etc. O vanité ! je préfère parler au nom du sentiment de la morale et du plaisir. J’espère que quelques personnes, savantes sans pédantisme, trouveront mon ignorance de bon goût.
On raconte que Balzac (qui n’écouterait avec respect toutes les anecdotes, si petites qu’elles soient, qui se rapportent à ce grand génie ?), se trouvant un jour en face d’un beau tableau, un tableau d’hiver, tout mélancolique et chargé de frimas, clairsemé de cabanes et de paysans chétifs, après avoir contemplé une maisonnette d’où montait une maigre fumée, s’écria : « Que c’est beau ! Mais que font-ils dans cette cabane ? à quoi pensent-ils ? quels sont leurs chagrins ? les récoltes ont-elles été bonnes ? ils ont sans doute des échéances à payer ? ».
Rira qui voudra de M. de Balzac. J’ignore quel est le peintre qui a eu l’honneur de faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand romancier, mais je pense qu’il nous a donné ainsi, avec son adorable naïveté, une excellente leçon de critique. Il m’arrivera souvent d’apprécier un tableau uniquement par la somme d’idées ou de rêveries qu’il apportera dans mon esprit.

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Exposition universelle de 1855, 1868.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.