Introduction

 

Dans l’ « Introduction », le « jeune célibataire » présente une « biographie de [son] livre », véritable échographie de sa pensée en gestation sur l’amour et le mariage, qui fait précisément écho au phénomène de cristallisation mis au jour par Stendhal  dans son traité De l’amour (1822), réédité en 1842 sous le titre de Physiologie de l’amour.
 
En effet, à l'époque où, beaucoup plus jeune, il étudia le Droit français, le mot ADULTÈRE lui causa de singulières impressions. Immense dans le code, jamais ce mot n'apparaissait à son imagination sans traîner à sa suite un lugubre cortège. Les Larmes, la Honte, la Haine, la Terreur, des Crimes secrets, de sanglantes Guerres, des Familles sans chef, le Malheur se personnifiaient devant lui et se dressaient soudain quand il lisait le mot sacramentel : ADULTÈRE ! Plus tard, en abordant les plages les mieux cultivées de la société, l'auteur s'aperçut que la sévérité des lois conjugales y était assez généralement tempérée par l'Adultère. Il trouva la somme des mauvais ménages supérieure de beaucoup à celle des mariages heureux. Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme ; et, chez lui comme chez tant d'autres, semblable à une pierre jetée au sein d'un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. Cependant l'auteur observa malgré lui ; puis il se forma lentement dans son imagination, comme un essaim d'idées plus ou moins justes sur la nature des choses conjugales. Les ouvrages se forment peut-être dans les âmes aussi mystérieusement que poussent les truffes au milieu des plaines parfumées du Périgord. De la primitive et sainte frayeur que lui causa l'Adultère et de l'observation qu'il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C'était une raillerie sur le mariage : deux époux s'aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage. Il s'amusa de ce petit pamphlet conjugal et passa délicieusement une semaine entière à grouper autour de celte innocente épigramme la multitude d'idées qu'il avait acquises à son insu et qu'il s'étonna de trouver en lui. Ce badinage tomba devant une observation magistrale. Docile aux avis, l'auteur se rejeta dans l'insouciance de ses habitudes paresseuses. Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée : chaque phrase de l'œuvre condamnée y prit racine, et s'y fortifia, restant comme une petite branche d'arbre qui, abandonnée sur le sable par une soirée d'hiver, se trouve couverte le lendemain de ces blanches et bizarres cristallisations que dessinent les gelées capricieuses de la nuit. Ainsi l'ébauche vécut et devint le point de départ d'une multitude de ramifications morales. Ce fut comme un polype qui s'engendra de lui-même. Les sensations de sa jeunesse, les observations qu'une puissance importune lui faisait faire, trouvèrent des points d'appui dans les moindres événements. Bien plus, celte masse d'idées s'harmonia, s'anima, se personnifia presque et marcha dans les pays fantastiques où l'âme aime à laisser vagabonder ses folles progénitures. À travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l'auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l'épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l'auteur sentait un démon qui, au sein d'un bal, venait lui frapper familièrement sur l'épaule et lui dire : – Vois-tu, ce sourire enchanteur ? c'est un sourire de haine. Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d'un manteau brodé et s'efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d'une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de : – Trinque ! seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres ; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l'auteur attentif, il épelait d'une voix aussi agaçante que les sons d'un harmonica : – PHYSIOLOGIE DU MARIAGE !
 
 
Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, 1829.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Furne, 1842-1848