L’éducation des jeunes filles
Méditation VI
Pour lutter contre la « plaie sociale » de l’adultère, dans la Méditation VI, « Des pensionnats », l’historien et le médecin des mœurs plaide en faveur de l’émancipation des filles et propose rien de moins que le moderne mariage à l’essai.
Mais voulez-vous savoir la vérité ? ouvrez Rousseau, car il ne s'agitera pas une question de morale publique de laquelle il n'ait d'avance indiqué la portée. Lisez : « Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles sont faciles, et les femmes sévères. C'est le contraire chez ceux qui n'en ont pas. »
Il résulterait de l'adoption du principe que consacre cette remarque profonde et vraie qu'il n'y aurait pas tant de mariages malheureux si les hommes épousaient leurs maîtresses. L'éducation des filles devrait alors subir d'importantes modifications en France. Jusqu'ici les lois et les mœurs françaises, placées entre un délit et un crime à prévenir, ont favorisé le crime. En effet, la faute d'une fille est à peine un délit, si vous la comparez à celle commise par la femme mariée. N'y a-t-il donc pas incomparablement moins de danger à donner la liberté aux filles qu'à la laisser aux femmes ? L'idée de prendre une fille à l'essai fera penser plus d'hommes graves qu'elle ne fera rire d'étourdis. Les mœurs de l'Allemagne, de la Suisse, de l'Angleterre et des États-Unis donnent aux demoiselles des droits, qui sembleraient en France le renversement de toute morale ; et néanmoins il est certain que dans ces trois pays les mariages sont moins malheureux qu'en France.
« Quand une femme s'est livrée tout entière à un amant, elle doit avoir bien connu celui que l'amour lui offrait. Le don de son estime et de sa confiance a nécessairement précédé celui de son cœur. »
Brillantes de vérité, ces lignes ont peut-être illuminé le cachot au fond duquel Mirabeau les écrivit, et la féconde observation qu'elles renferment, quoique due à la plus fougueuse de ses passions, n'en domine pas moins le problème social dont nous nous occupons. En effet, un mariage cimenté sous les auspices du religieux examen que suppose l'amour, et sous l'empire du désenchantement dont est suivie la possession, doit être la plus indissoluble de toutes les unions.
Une femme n'a plus alors à reprocher à son mari le droit légal en vertu duquel elle lui appartient. Elle ne peut plus trouver dans cette soumission forcée une raison pour se livrer à un amant, quand plus tard elle a dans son propre cœur un complice dont les sophismes la séduisent en lui demandant vingt fois par heure pourquoi, s'étant donnée contre son gré à un homme qu'elle n'aimait point, elle ne se donnerait pas de bonne volonté à un homme qu'elle aime. Une femme n'est plus alors recevable à se
plaindre de ces défauts inséparables de la nature humaine, elle en a, par avance, essayé la tyrannie, épousé les caprices.
Bien des jeunes filles seront trompées dans les espérances de leur amour !... Mais n'y aura-t-il pas pour elles un immense bénéfice à ne pas être les compagnes d'hommes qu'elles auraient le droit de mépriser ?
Quelques alarmistes vont s'écrier qu'un tel changement dans nos mœurs autoriserait une effroyable dissolution publique ; que les lois ou les usages, qui dominent les lois, ne peuvent pas, après tout, consacrer le scandale et l'immoralité ; et que s'il existe des maux inévitables, au moins la société ne doit pas les sanctifier.
Il est facile de répondre, avant tout, que le système proposé tend à prévenir ces maux, qu'on a regardés jusqu'à présent comme inévitables ; mais, si peu exacts que soient les calculs de notre statistique, ils ont toujours accusé une immense plaie sociale, et nos moralistes préféreraient donc le plus grand mal au moindre, la violation du principe sur lequel repose la société, à une douteuse licence chez les filles ; la dissolution des mères de famille qui corrompt les sources de l'éducation publique et fait le malheur d'au moins quatre personnes, à la dissolution d'une jeune fille qui ne compromet qu'elle, et tout au plus un enfant. Périsse la vertu de dix vierges, plutôt que cette sainteté de mœurs, cette couronne d'honneur de laquelle une mère de famille doit marcher revêtue ! […]
Aujourd'hui une jeune personne ne connaît ni la séduction ni ses pièges, elle ne s'appuie que sur sa faiblesse, et, démêlant les commodes maximes du beau monde, sa trompeuse imagination, gouvernée par des désirs que tout fortifie, est un guide d'autant plus aveugle que rarement une jeune fille confie à autrui les secrètes pensées de son premier amour...
Si elle était libre, une éducation exempte de préjugés l'armerait contre l'amour du premier venu. Elle serait, comme tout le monde, bien plus forte contre des dangers connus que contre des périls dont l'étendue est cachée. D'ailleurs, pour être maîtresse d'elle-même, une fille en sera-t-elle moins sous l'œil vigilant de sa mère ? Compterait-on aussi pour rien cette pudeur et ces craintes que la nature n'a placées si puissantes dans l'âme d'une jeune fille que pour la préserver du malheur d'être à un homme qui ne l'aime pas ? Enfin où est la fille assez peu calculatrice pour ne pas deviner que l'homme le plus immoral veut trouver des principes chez sa femme, comme les maîtres veulent que leurs domestiques soient parfaits ; et qu'alors, pour elle, la vertu est le plus riche et le plus fécond de tous les commerces ? […]
Mais il est difficile de faire apercevoir ici tous les avantages qui résulteraient de l'émancipation des filles. Quand nous arriverons à observer les circonstances qui accompagnent le mariage tel que nos mœurs l'ont conçu, les esprits judicieux pourront apprécier toute la valeur du système d'éducation et de liberté que nous demandons pour les filles au nom de la raison et de la nature. Le préjugé que nous avons en France sur la virginité des mariées est le plus sot de tous ceux qui nous restent. Les Orientaux prennent leurs femmes sans s'inquiéter du passé et les enferment pour être plus certains de l'avenir ; les Français mettent les filles dans des espèces de sérails défendus par des mères, par des préjugés, par des idées religieuses ; et ils donnent la plus entière liberté à leurs femmes, s'inquiétant ainsi beaucoup plus du passé que de l'avenir. Il ne s'agirait donc que de faire subir une inversion à nos mœurs. Nous finirions peut-être alors par donner à la fidélité conjugale toute la saveur et le ragoût que les femmes trouvent aujourd'hui aux infidélités.
Mais cette discussion nous éloignerait trop de notre sujet s'il fallait examiner, dans tous ses détails, celte immense amélioration morale, que réclamera sans doute la France au vingtième siècle ; car les mœurs se réforment si lentement !
Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, 1829.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Furne, 1842-1848