Les Troglodytes au combatMontesquieu, Lettres persanes, Lettre XIII, 1721

 

Usbek au même, à Ispahan
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les peuples voisins s’assemblèrent ; et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d’eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi :
« Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos cam­pagnes ? Non : nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits ? Voulez-vous du lait pour vos troupeaux ? ou des fruits de nos terres ? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu’il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. »
Ces paroles furent renvoyées avec mépris ; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu’ils ne croyaient défendus que par leur innocence.
Mais ils étaient bien disposés à la défense. Ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux. Ils furent étonnés de l’injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s’était emparée de leur cœur : l’un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple Troglodyte : la place de celui qui expirait était d’abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger.
Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n’eurent pas honte de fuir ; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.
D’Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi, 2, 1711