Rêverie romaineStendhal

Rome - Le mont Caelius

Rome, 17 août. – Que de matinées heureuses j’ai passées au Colisée, perdu dans quelque coin de ces ruines immenses ! Des étages supérieurs on voit en bas, dans l’arène, les galériens du pape travailler en chantant. Le bruit de leurs chaînes se mêle au chant des oiseaux, tranquilles habitants du Colisée. Ils s’envolent par centaines quand on approche des broussailles qui couvrent les sièges les plus élevés où se plaçait jadis le peuple roi. Ce gazouillement paisible des oiseaux, qui retentit faiblement dans ce vaste édifice, et, de temps à autre, le profond silence qui lui succède, aident sans doute, l’imagination à s’envoler dans les temps anciens. On arrive aux plus vives jouissances que la mémoire puisse procurer.
Cette rêverie, que je vante au lecteur, et qui peut-être lui semblera ridicule,
C'est le sombre plaisir d'un cœur mélancolique (La Fontaine)
À vrai dire, voilà le seul grand plaisir que l'on trouve à Rome. Il est impossible pour la première jeunesse, si folle d'espérances. Si, plus heureux que les écoliers de la fin du dernier siècle, le lecteur n'a pas appris le latin péniblement durant sa première enfance, son âme sera peut-être moins préoccupée des Romains et de ce qu'ils ont fait sur la terre. Pour nous, qui avons traduit pendant des années des morceaux de Tite-Live et de Florus, leur souvenir précède toute expérience. Florus et Tite-Live nous ont raconté des batailles célèbres, et à huit ans quelle idée ne se fait-on pas d'une bataille C'est alors que l'imagination est fantastique, et les images qu'elle trace immenses. Aucune froide expérience ne vient en rogner les contours.
 
Stendhal (1783-1842), Promenades dans Rome, 1829
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Le divan, 1931