À propos de l’inquisitionVoltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756

 

Ce Torquemada, dominicain, devenu cardinal, donna au tribunal de l’Inquisition espagnole cette forme juridique opposée à toutes les lois humaines, laquelle s’est toujours conservée. Il fit en quatorze ans le procès à près de quatre-vingt mille hommes, et en fit brûler six mille avec l’appareil et la pompe des plus augustes fêtes. Tout ce qu’on nous raconte des peuples qui ont sacrifié des hommes à la Divinité n’approche pas de ces exécutions accompagnées de cérémonies religieuses. Les Espagnols n’en conçurent pas d’abord assez d’horreur, parce que c’étaient leurs anciens ennemis et des Juifs qu’on immolait. Mais bientôt eux-mêmes devinrent victimes ; car lorsque les dogmes de Luther éclatèrent, le peu de citoyens qui fut soupçonné de les admettre fut immolé. La forme des procédures devint un moyen infaillible de perdre qui on voulait. On ne confronte point les accusés aux délateurs, et il n’y a point de délateur qui ne soit écouté. Un criminel public et flétri par la justice Un criminel public et flétri parla justice, un enfant, une courtisane, sont des accusateurs graves ; le fils même peut déposer contre son père, la femme contre son époux ; enfin l’accusé est obligé d’être lui-même son propre délateur, de deviner et d’avouer le délit qu’on lui suppose, et que souvent il ignore. Cette procédure, inouïe jusqu’alors, fit trembler l’Espagne. La défiance s’empara de tous les esprits ; il n’y eut plus d’amis, plus de société : le frère craignit son frère, le père, son fils. C’est de là que le silence est devenu le caractère d’une nation née avec toute la vivacité que donne un climat chaud et fertile. Les plus adroits s’empressèrent d’être les archers de l’Inquisition sous le nom de ses familiers, aimant mieux être satellites que suppliciés.
Il faut encore attribuer à ce tribunal cette profonde ignorance de la saine philosophie où les écoles d’Espagne demeurent plongées, tandis que l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Italie même, ont découvert tant de vérités, et ont élargi la sphère de nos connaissances. Jamais la nature humaine n’est si avilie que quand l’ignorance superstitieuse est armée du pouvoir.
Mais ces tristes effets de l’Inquisition sont peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu’on nomme auto-da-fé, acte de foi, et des horreurs qui les précèdent.
C’est un prêtre en surplis, c’est un moine voué à l’humilité et à la douceur, qui fait dans de vastes cachots appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles. C’est ensuite un théâtre dressé dans une place publique, où l’on conduit au bûcher tous les condamnés, à la suite d’une procession de moines et de confréries. On chante, on dit la messe, et on tue des hommes. Un Asiatique qui arriverait à Madrid le jour d’une telle exécution ne saurait si c’est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice, ou une boucherie ; et c’est tout cela ensemble. Les rois, dont ailleurs la seule présence suffit pour donner grâce à un criminel, assistent nu-tête à ce spectacle, sur un siège moins élevé que celui de l’inquisiteur, et voient expirer leurs sujets dans les flammes. On reprochait à Montezuma d’immoler des captifs à ses dieux : qu’aurait-il dit s’il avait vu un auto-da-fé ?
Ces exécutions sont aujourd’hui plus rares qu’autrefois ; mais la raison, qui perce avec tant de peine quand le fanatisme est établi, n’a pu les abolir encore. L’Inquisition ne fut introduite dans le Portugal que vers l’an 1557, quand ce pays n’était point soumis aux Espagnols. Elle essuya d’abord toutes les contradictions que son seul nom devait produire ; mais enfin elle s’établit, et sa jurisprudence fut la même à Lisbonne qu’à Madrid.