La prise des TuileriesMercier, Le Nouveau Paris, 1798

Louis-Sébastien Mercier

Dans Le Nouveau Paris, Mercier ne dépeint plus le petit peuple parisien farceur et miséreux, mais son réveil en 1789, avec la prise de la Bastille (14 juillet) et l’abolition des privilèges (4 août), et le déferlement d’une masse assoiffé de liberté et de sang pendant les journées révolutionnaires. Il donne ici à voir la prise des Tuileries par le peuple de Paris, qui conduit à l’emprisonnement de Louis XVI et de sa famille à la prison du Temple, et à la fin de la monarchie constitutionnelle.

 

Le 10 août 1792

Néanmoins le roi ne se coucha point. Le nombre de ses défenseurs s’accrut tellement jusqu’à près de 4 heures, qu’à peine était-il possible d’arriver jusqu’à son cabinet. Il était trois heures. Le peuple vengeur se montrait. Des détachements de bataillons précédés de leurs canons, se répandaient dans les cours du jardin et du château. À cinq heures on comptait plus de six mille hommes.
[…]
Bientôt Capet entouré d’une foule d’officiers généraux, de courtisans et de grenadiers, descendit pour passer en revue les divers détachements qui au moment de son passage, firent retentir les cris de vive la nation ! tandis que les royalistes criaient vive le roi ! On s’aperçut après son passage que les troupes étaient mécontentes ; car il fut à peine remonté au château, qu’une partie de ces mêmes troupes qu’il avait passées en revue se retirèrent ; à 6 heures il ne restait pas deux mille hommes.
Mais les Parisiens et le peuple des faubourgs hérissés de fer, inondaient les rues. Ils traversaient les ponts en longues colonnes, malgré les canons qui les barraient ; ils s’avançaient à pas de géants vers les Tuileries ; l’air retentissait de leurs cris de fureurs qui se mêlaient aux tintements du toscin.
[…]
Tout-à-coup on entend une décharge de mousquetterie ; d’autres répondent. Des torrents de fumée roulent dans les airs ; le jour en est obscurci ; on ne se distingue plus ; le grand escalier est déjà jonché de morts et de mourants.
C’est dans ce fatal moment que les Suisses, pour feindre une réconciliation, jettent des paquets de cartouches par les croisées, font retentir les cris de vive la nation ! Les Marseillais et les volontaires de la garde parisienne persuadés que les Suisses se rendent au vœu du peuple, se présentent en foule au grand escalier des appartements, et soudain les traîtres font feu de bataillon et feu de file sur les volontaires et les Marseillais. Trois décharges consécutives encombrent les degrés de ce fatal escalier où la mort semble attendre ses victimes qui nagent dans des flots de sang.
À cette vue le combat devient général. Onze coups de canon, encore visibles aujourd’hui, frappent la façade du château ; vis-à-vis le Carrousel. Un boulet entame le bord de la fenêtre de la chambre du roi. Ici, le peuple de sang-froid, conserve une présence d’esprit imperturbable dans les justes transports de sa colère. Il combat et se défend en lion ; il veut réduire en poudre le château et les tyrans qui l’assassinent.
[…]
C’est maintenant que ce même peuple, oubliant sa magnanimité, va déshonorer sa victoire. Altéré de sang et de vin, il s’enivre dans les caves. Sa cruauté va se tourner en férocité. Tous ses vices les plus hideux vont se découvrir et se trahir.

> Mercier, Le nouveau Paris, 1798
> Texte intégral : Paris, Fuchs, C. Pougens et C. F. Cramer, 1797