Pluralité des religions dans un seul ÉtatMontesquieu, Lettres persanes, lettre 85, 1721

 

Usbek à Mirza, à Ispahan
[…]
S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais pas, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État, il y ait plusieurs religions.
On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.
D’ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité ?
Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu’aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti et l’exposeraient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.
Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne.
On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde viendraient s’y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu’il n'y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission.
J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais qu’on y prenne bien garde : ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance, qui animait celle qui se croyait la dominante ; c’est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui, d’eux, est passé, comme une maladie épidémique et populaire [contagieuse], aux Mahométans et aux Chrétiens ; c’est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.
Car, enfin, quand il n’y aurait pas de l’inhumanité à affliger la conscience des autres ; quand il n’en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers : il faudrait être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la sienne, quand on voudrait l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ne ferait pas lui-même peut-être pour l’empire du monde.
De Paris, le 25 de la lune de Gemmadi 1, 1715 (août)