Le peuple de Paris dans les Amusements sérieux et comiquesDufresny, Amusements sérieux et comiques, 1699

 

Avec Dufresny, dans les Amusements sérieux et comiques (1699), la description morale taxinomique laisse la place à la relation d'un voyage pittoresque et souvent badin dans un Paris dont le peuple, pourtant, est encore à peu près absent. Au chapitre 3, il est compris dans l'incessant mouvement de la ville, mais il n'est pas repris en tant que tel dans le détail des chapitres suivants : le Palais (de Justice), l'Opéra, les Promenades (surtout des dames de condition), le Mariage, l'Université, la Faculté (de médecine), le jeu, le Cercle bourgeois. C'est dans ce dernier chapitre (l'avant-dernier du livre) qu'on trouve cependant une espèce d'apologue sous forme de fait divers observé, qu'on pourrait intituler : « le valet et l'homme doré ». Dufresny a imaginé de faire voyager un Siamois avec lui dans Paris.

 

Amusement troisième : Paris

Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues, et qu'il se trouve dans le milieu de cette Cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même ; d'abord le chaos bruyant de la rue Saint-Honoré l'étourdit et l'épouvante, la tête lui tourne.
Il voit une infinité de machines différentes que des hommes font mouvoir ; les uns sont dessus, les autres dedans, les autres derrière : ceux-ci portent, ceux-là sont portés ; l'un tire, l'autre pousse ; l'un frappe, l'autre crie ; celui-ci s'enfuit, l'autre court après. Je demande à mon Siamois ce qu'il pense de ce spectacle : J'admire, je tremble, me répond-il ; j'admire que dans un espace si étroit tant de machines et tant d'animaux dont les mouvements sont opposés ou différents soient ainsi agités sans se confondre ; se démêler d'un tel embarras, c'est un chef-d’œuvre de l'adresse des Français. Mais leur témérité me fait trembler, quand je vois qu'à travers tant de roues, de bêtes brutes et d'étourdis, ils courent sur des pierres glissantes et inégales, où le moindre faux pas les met en péril de mort.
En voyant votre Paris, continue ce Voyageur abstrait, je m'imagine voir un grand animal : les rues sont autant de veines où le peuple circule ; quelle vivacité que celle de la circulation de Paris ! - Vous voyez, lui dis-je, cette circulation qui se fait dans le cœur de Paris, il s'en fait une encore plus pétillante dans le sang des Parisiens ; ils sont toujours agités et toujours actifs ; leurs actions se succèdent avec tant de rapidité qu'ils comment mille choses avant que d'en finir une, et en finissent mille autres avant que de les avoir commencées.
Ils sont également incapables et d'attention et de patience : rien n'est plus prompt que l'effet de l'ouïe et de la vue, et cependant ils ne se donnent le temps ni d'entendre ni de voir.
Les Parisiens n'ont de véritable attention que sur le plaisir et sur la commodité : ils y raffinent tous les jours ; quel raffinement de commodité n'a-t-on point inventé depuis peu ? Les logements, les meubles, les voitures, la société, tout y est commode, jusques à l'amour.
Mais commençons à entrer dans le détail de Paris, vous y verrez plus distinctement que dans le général la singularité de cette Ville, de ses habitants, et de leurs mœurs.

 

Amusement onzième : le Cercle bourgeois

On entend du bruit dans l'antichambre : c'est un pauvre valet qui voit entrer un homme tout doré. Hé bonjour, lui dit le valet, bonjour, mon ancien Camarade. Tu en as menti, réplique l'autre avec un soufflet. Sottise des deux parts : le valet ne pense pas à ce qu'il est, ni l'autre à ce qu'il a été ; la pauvreté ôte le jugement, et les richesses font perdre la mémoire.
Cet homme qui s'offense de la familiarité d'un valet familiarise avec un Duc et Pair : quelle distance de lui au Duc ! Mais entre lui et le valet, je ne vois que le temps et l'argent.
Vous vous étonnez qu'il se méconnaisse depuis peu : il était, dites-vous, si modeste dans les premiers temps de sa fortune ; d'accord, il eût été le premier à vous dépeindre l'état naturel de sa misère passée et les miracles de sa prospérité subite. Tout cela frappait encore les yeux du monde, et il se faisait un mérite d'en parler, pour fermer la bouche à ceux qui en parlaient avant lui ; ont-ils commencé à se taire, il s'est tu. À mesure que les autres oublient la bassesse de notre origine, nous l'oublions aussi ; mais par malheur les autres s'en ressouviennent de temps en temps ; et quand nous avons une fois commencé à nous oublier, c'est pour toujours.
Ce grand Seigneur fut toujours élevé en grand Seigneur : son âme est aussi noble que son sang, je l'estime sans l'admirer ; mais celui qui par ses vertus s'élève au-dessus de son sang et de son éducation, je l'estime et je l'admire.
Toi donc de qui les vertus égalent la fortune, pourquoi cacherais-tu un défaut de naissance qui relève l'éclat de ton mérite ? Et toi qui n'as d'autre mérite que d'avoir fait fortune, fais-nous voir toute la bassesse du passé, nous n'en sentirons que mieux le mérite de ton élévation.
Ceux qui sont tombés du haut de la fortune regardent toujours l'élévation où ils ont été ; mais ceux qui se sont une fois élevés ne peuvent plus regarder en bas. Cependant, il serait salutaire à ceux-ci de bien envisager leur première bassesse, pour tâcher de n'y plus retomber ; et ce serait un bien pour les autres de perdre de vue une élévation qui leur fait mieux sentir la grandeur de leur chute.
Voilà, dit-on, un homme qui fait si fort le grand Seigneur qu'il semble qu'il n'ait jamais été autre chose. Hé ! C’est souvent parce qu'il le fait trop qu'on s'aperçoit qu'il ne l'a pas toujours été.
Pendant que j'ai fait mes réflexions, mon Siamois a fait aussi les siennes : il s'étonne moins de l'homme doré qui se méconnaît que de l'assemblée qui semble le méconnaître aussi. On lui fait un accueil de Prince ; ce ne sont pas des civilités, ce sont des adorations. - Hé, n'êtes-vous pas contents, s'écrie notre Siamois, n'êtes-vous pas contents d'idolâtrer les richesses qui vous sont utiles ? Faut-il encore idolâtrer un riche qui ne vous sera jamais d'aucun secours ?
J'avoue, continue-t-il, que je ne puis revenir de mon étonnement : je vois entrer dans votre Cercle un autre homme de bonne physionomie, on ne fait nulle attention à son arrivée. Il s'est assis, il a parlé, et parlé même de très bon sens ; cependant, personne ne l'a écouté, et j'ai pris garde qu'insensiblement chacun défilait d'un autre côté, en sorte qu'il est resté seul à son bout. Pourquoi le fuit-on ainsi, ai-je dit en moi-même, a-t-il la peste ?
Dans l'instant j'ai remarqué que tous ces déserteurs se rangeaient auprès de l'homme doré qu'on fête tant ; j'ai compris par-là que la contagion de celui-ci, c'est la pauvreté.
O Dieux ! s'écrie le Siamois, entrant tout à coup dans un enthousiasme semblable à celui où vous l'avez vu dans sa lettre, O Dieux ! Transportez-moi vite hors d'un pays où l'on ferme l'oreille aux sentences du pauvre, pour écouter les sottises du riche !

> Texte intégral : Paris, D. Jouaust, 1869